Archive pour la catégorie ‘Les Sans-Noms’
« Ah ! l’amour l’amour l’amour Quand ça vous prend Faudrait partir en courant »
Pierre Perret
Assise devant son large miroir, elle regardait la brosse aller et venir dans ses cheveux, démêler les longues mèches blanches, les rendre soyeuses et lisses. A droite une de ses sœurs la coiffait. A gauche l’autre tressait les longs filaments brillants et y attachait des rubans de soie. Elle, elle était ailleurs. Loin. Dehors. Mais pas si loin non plus. Là en bas, quelque part, avec lui.
Un long soupir énamouré lui échappa qui fit pouffer ses deux jeunes sœurs derrière elle. Elle les sermonna faussement, légèrement gênée de s’être laissée prendre en pleine rêverie. Et elle allait y retourner, au milieu de son rêve éveillé, quand son frère débarqua dans sa chambre, les mains dans les poches, l’air de rien. Attitude qui n’augurait jamais rien de bon.
- Qu’est-ce que tu veux ? Demanda t-elle sèchement, elle était sûre qu’il mijotait encore une quelconque entourloupe.
- Oh moi, il feignait le détachement, je viens voir comment vont mes sœurs chéries.
Elle regarda son petit jeu à travers le miroir, attendit dans un silence patient qu’il finisse par cracher ce morceau qu’il devait retenir à grand peine. Et elle n’eut pas à attendre longtemps, il ne fit même pas attention à ses deux jeunes sœurs et vint s’asseoir aux côtés de Célestiane, la poussant sans ménagement. Un sourire chafouin collé au visage il approcha ses lèvres de l’oreille de sa sœur et y murmura un long, très long secret. Visiblement très amusé. Ce n’était pas le cas de la jeune elfe qui se leva d’un bond, furieuse.
- Comment oses-tu ?! Ne veux-tu pas te mêler de tes affaires ! Je ne t’ai jamais rien fait alors laisse moi tranquille !
- Allons, allons. Ma p’tite sœur chérie, tu sais bien que tu ne peux pas dire non. Ce serait bête que quelqu’un aille tout raconter n’est-ce pas ?
- Sors d’ici ! Et pour le reste n’y compte pas ! Tu n’es qu’un imbécile ! Elle était rouge de colère et de frustration.
Il était vexé. C’était mauvais pour elle. C’était toujours mauvais pour elle.
Le front collé à la vitre elle regardait les allées et venues à l’extérieur, elle regardait le monde vivre quand, elle, ne pouvait que subir. Elle n’avait plus mis un pied dehors depuis tellement longtemps. Elle n’avait vu personne depuis tellement longtemps. Elle ne l’avait plus vu lui depuis tellement longtemps. Une éternité. Elle avait arrêté de compter après les quatre premiers mois, lassée d’espérer que la colère de sa mère s’estompe, lassée de croire que la punition serait levée.
Lorsqu’elle avait reçu la première lettre elle avait été folle de joie. Une joie indicible. Une joie qui l’avait étouffée, enlacée, réchauffée. Et même si les suivantes lui avaient apporté beaucoup de réconfort, aujourd’hui, les mots ne suffisaient plus. Depuis trop longtemps elle se languissait -contre son gré- au milieu des tapis et des soieries de sa chambre. Et aussi fort soit l’amour qu’elle portait à sa mère. Celui qu’elle avait pour Syran dépassait tout. Détruisait tout. Logique. Raison. Compréhension.
Aussi quand arriva l’ultime lettre. Celle qui donnait le jour et l’heure elle ne se posa pas une seule question. Fuir cette maison qui était devenue sa prison. Quitter sa famille. Laisser ses sœurs. Rien, nulle réflexion, ne pu entraver sa décision.
Et sans un mot ni adieu. Sans signe avant coureur ni indice. Avec son aide. Elle les abandonna tous, sans un regard un arrière, sans un regret.
« Un premier amour jette dans le cœur de profondes racines qui étouffent jusqu’aux germes des sentiments antérieurs »
Auguste Villiers
L’agitation était à son comble depuis des jours, depuis des semaines. Derrière les hautes vitres de la maison familiale, le nez collé au carreau, elle voyait les rues se gorger d’êtres fantastiques. La guerre avait éclaté au Nord, du haut de ses 12 ans elle n’avait pas tout compris mais elle avait retenu un nom : Les Argons. Du peu qu’elle avait pu entendre elle s’en était fait une idée assez horrible pour l’empêcher de dormir la nuit, pour la pétrifier au simple fait de devoir poser le pied au sol alors que n’importe quoi aurait pu sortir de sous son lit.
- Rien ne va sortir de sous ton lit pauvre idiote ! la taquina son grand-frère. A 12 ans tu crois encore au croque-mitaine ?!
Il s’était moqué d’elle pendant des jours après ça. Vexée, elle se jura de ne plus jamais rien confier à cet avorton.
Les jours, les semaines, les mois passèrent. Ses parents lui avaient interdit de ne serait-ce qu’approcher un de ces étrangers. Mais elle en mourrait d’envie. Elle voulait savoir comment ceux-là pouvaient naître avec des cornes, et les autres là, leurs ventres étaient gigantesques, comment tenaient-ils debout ?
Un jour elle n’y tint plus et deux secondes d’inattention de la part du garde de l’entrée lui permirent de se faufiler à l’extérieur. Ce jour, le lendemain, le sur-lendemain, et le jour d’après, et encore, et encore…
La fin de journée arrivait, elle était exténuée mais toutes les histoires que racontaient les Barakas étaient exceptionnelles. Cela valait bien la peine de courir toute la journée. Elle rêvassait, le nez en l’air.
- Et bien Mademoiselle, on joue les filles de l’air ?
Ses muscles se crispèrent et elle s’arrêta net. Sa tête rentra entre ses épaules et elle adressa à sa mère une expression désolée très peu convaincante.
- Tu pensais vraiment que je n’en saurais rien ? Lui demanda t-elle sur ce ton doucereux qui vous hérissait les poils de la nuque. Elle posa une main sur l’épaule de sa fille et la guida vers la maison.
- Non, je, enfin… Si, bien sûr que si Mère vous alliez le savoir ! Mais ces gens sont tous tellement merveilleux ! Vous leur avez parlé Mère ? Vous savez ce qu’il se passe au Nord ? Ou même sur l’autre continent ! Vous devriez écouter toutes ces histoires Mère !
Et le déluge de parole continua, interrompu, passionné, convaincant. Qu’aurait-elle pu y faire ? Sa fille portait au monde un intérêt et un amour si forts que l’enfermer ne servait à rien. Quelques réprimandes, beaucoup de conseils, des promesses et des menaces et la soirée se terminait.
Que n’avait-elle enfanté une dame plutôt qu’une baroudeuse.
Depuis peu elle aidait à l’hospice général, de nombreux réfugiés arrivait encore et encore des plaines du Nord. Elle s’occupait de ceux qui n’avaient que quelques bosses et contusions mais elle mettait une ardeur folle au travail. Elle pansait, désinfectait et prononçait même quelques petits sorts de guérison.
- Tu te débrouilles bien.
La voix était sortie de nulle part. Enfin. Plus précisément d’au-dessus de sa tête. Une voix chaude, profonde. Tellement prise dans sa tâche, elle en avait oublié de regarder qui elle soignait.
- Euh, je, je… Oui ! Enfin, non ! Euh, je… Merci…
Il avait le teint cuivré de ceux de sa race, des cornes sombres, des cicatrices très prononcées. Et quelques blessures sans gravité. Elle avait d’ailleurs terminé.
- Voilà j’ai fini !
- Tant mieux dit-il en se relevant d’un bond. Il ne devait avoir que quelques années de plus qu’elle. Peut-être 16 ans, peut-être 17. Elle le détailla alors qu’il ramassait ses affaires. Elle se demandait s’il venait du front. Où s’il était un voyageur prit dans la tempête de la guerre. Ou tout un tas d’autre chose.
- Je m’appelle Syran, et toi ?
Elle mit un instant avant de réaliser que c’était à elle qu’il s’adressait.
- Euh oui, pardon ! Enfin non, je m’appelle pas oui ! Je m’appelle Célestiane !
Visiblement amusé il lui caressa rapidement la tête avant de s’en aller. Elle se sentait étrangement… étrange. Bien, légère, fébrile. Une sensation divine.
« Enfance, seul âge de la vie où le bonheur puisse être un état »
Paule Saint-Onge
La plume glissait lentement et nerveusement sur le papier blanc, elle y déversait méthodiquement l’encre noire qu’elle contenait, traçait en arabesques des courbes et des traits. L’esprit bien éloigné des paroles de sa mère, ses yeux se mirent à apprécier le jeu de la plume sous ses doigts. Tant tôt trait arrondi et appuyé, tantôt cercle léger. Sa main s’était mise à dessiner, son esprit s’était mis à virevolter bien loin, bien loin, des histoires de Thaerahm et Quorin, de Gahrene et de cette -vraiment trop vieille- guerre civile.
- Célestiane !
Du haut de ses huit ans elle ne fit même pas semblant d’avoir écouté un traître mot. Inutile, les remontrances auraient été pire encore. Elle posa la plume, joignit ses mains sur ses cuisses et courba l’échine, les yeux baissés.
- Pardon mère.
La grande elfe qui lui faisait face, livre en main, soupira longuement. Avec deux doigts, elle se pinça l’arrête du nez, agacement réel mais quelque peu forcé. La petite fille le savait bien et un léger sourire étira ses lèvres.
- Inutile de me faire cette tête là Célestiane ! La réprimanda t-elle en agitant un index accusateur. L’Histoire est importante, tu devrais te concentrer plutôt que te mettre à dessiner je ne sais quoi.
Ce faisant elle attrapa la feuille où s’affichait le délit de sa plus grande fille. Une mine résignée s’afficha alors sur le visage parfaitement lisse de sa mère. Et oui. Encore un cheval.
- Il faut que tu arrêtes de regarder toutes ces images dans les livres. D’ailleurs je devrais dire à qui tu sais – elle envoya un regard appuyé sur l’enfant- de ne plus t’en apporter. Tout ça te déconcentres et te remplis la tête de bêtises.
- Mais ce ne sont pas des bêtises Mère ! S’insurgea t-elle. Ils sont magnifiques je trouve, oh j’aimerais tant en monter un !
La mère soupira alors de nouveau, écoutant sa fille se mettre à lui répéter encore son couplet sur l’extérieur, les autres peuples, les animaux… Que n’avait-elle déjà entendu ça des dizaines de fois. Elle avait rêvé d’une fille à son image -douce, noble et polie- et elle se retrouvait avec une aventurière en herbe. Et elle continuait à parler, à parler. Heureusement ses deux petites sœurs ne semblaient pas prendre le même chemin. Un soulagement pour la mère qui referma son livre et passa une main légère dans les longs cheveux blancs de sa fille.
- Aller cesse de me parler de ça, je crois que ton frère a une surprise pour toi dehors.
La promesse d’un cadeau fit taire l’enfant d’un seul coup. Elle demanda confirmation et sans attendre la réponse partit en trombe en direction des jardins extérieurs.
- Célestiane attends ! Cria sa mère, mais en vain. Tes chaussures… geignit-elle.
Encore des collants à jeter en perspective.
Son corps flottait dans une sorte de stase doucereuse et sécurisante. Elle entendait de ci de là des murmures, comme les miaulements d’un chat, ces sons réconfortants se chargeaient de la bercer, accentuant encore la béatitude qui l’enveloppait.
Elle tendit légèrement l’oreille, maintint ses yeux clos, et reconnu une chanson familière, un air qu’elle même fredonnait souvent. Un sourire vint fleurir sur ses lèvres, enfin quelque chose qu’elle connaissait, qu’elle reconnaissait.
Le Chant de la Glorieuse.
Une déception la pris soudain, un sentiment de culpabilité incroyable qui la fit se recroqueviller jusque dans son sommeil. Comment avait-elle pu l’oublier ? Elle qui l’avait pour ainsi dire mise au monde, éveillée à l’éther et à ses pouvoirs, élevée.
Comme elle lui manquait. Sa présence. Sa voix. Ses enseignements. Il lui semblait que sans elle le monde ne tournait plus rond. Il n’y avait plus personne pour marcher devant elle.
Peu à peu son corps se fit plus lourd, il lui semblait couler de cette stase tranquille pour descendre, descendre, encore et encore, s’enfoncer, se noyer dans un océan de souvenirs troubles et incompréhensibles. Mais pire que tout. La voix. Sa voix, son chant ! Disparaissait, s’éloignait inexorablement d’elle alors qu’elle sombrait dans les abîmes.
Madalen se redressa brusquement sur son lit, le corps pantelant de sueur, la main tendue et les griffes rétractées sur une main invisible, intangible. Ignoblement absente.
Ses yeux s’embuèrent de larmes, sa gorge lui semblait transpercée, sa poitrine compressée…
_Maîtresse…
Cinq petits jours s’étaient écoulés depuis leur retour. Si petits et pourtant si fastidieux, si pesants. Il lui semblait que les heures s’égrainaient avec la lourdeur d’un chariot empli de plomb. Elle n’avait toujours pas rouvert la bouche, pas un seul mot l’avait franchi la barrière de ses lèvres.
Qui l’aurait écoutée de toutes façons ? Son père se complaisait de chagrin dans le récit nuageux de sa mère. Les domestiques osaient à peine la regarder, si profondément touchés qu’ils pussent paraître. Et sa sœur… Tendre et chérie petite sœur… Son regard n’était plus que flammes et rancœur. Elle avait du mal à s’y faire, elles qui s’étaient tant aimées. Mais non. L’ancienne vérité devait devenir un mensonge. Il ne fallait pas qu’elle y pense. Tout ceci n’était plus. Tout ceci n’avait jamais été.
Malgré tout… Sans pour autant comprendre, elle pensait enfin toucher du doigt les sentiments de sa jumelle. Tant de haine…
Ses pieds dansaient dans le vide au rythme de la balancelle. Le corps avachi entre les coussins rendus humides par la rosée du matin. A la voir comme ça, inerte et le regard perdu sur l’horizon dessiné par les haies, on aurait pu croire que le couinement du bois la berçait. Mais il n’en était rien. Ce bruit répétitif et agaçant elle ne l’entendait même plus, toute plongée qu’elle était dans ses souvenirs. De loin elle ressemblait à une poupée grandeur nature, figée, marmoréenne.
Dans ses songes éveillés elle entendait de nouveau leurs rires à toutes trois lorsqu’elles courraient au milieu des blés fauchés, elles revenaient toujours avec des éraflures jusqu’aux genoux mais rien à faire. Le Lendemain elles recommençaient. Elle sentait les odeurs presque charnelles de la terre, puis la suavité des peaux enfantines lorsqu’elles se vautraient ensembles dans les monticules de feuilles.
Que de souvenirs. Qu’il fallait enterrer.
Une légère brise emmêla ses cheveux roux et balaya quelques mèches en travers de son visage. Elle n’esquissa pas le moindre mouvement. Un craquement se fit entendre au derrière d’elle. Pas un de ses muscles ne tressaillit. Elle savait bien que ce moment devait arriver. Il avait même trop tardé. La sentence n’en serait que plus douloureuse.
Du haut de ses quatorze années la cadette était tout aussi fine et ténue que ses sœurs à son âge. Mais il exultait d’elle une violence sans pareille que même elle, aujourd’hui engourdie mais auparavant si sauvage, ne pensait égaler. Bien que tout ceci n’ait été qu’un nouveau mensonge. Mais il lui fallait bien entrer dans la peau du personnage.
Son pas était léger, la pelouse molle et humide engloutissait le bruit de ses souliers vernis. Sans un mot, dans le plus félin des silences, la plus jeune vint s’installer à côté de sa, désormais, seule grande sœur. Elle ne la regarda ni ne fit attention à elle. D’une impulsion légère elle activa le mouvement de la balancelle. Malgré tout son corps restait tendu, elle était assise au bord des coussins, prêtre à partir en courant.
Un frémissement léger des narines lui apporta la senteur sucrée de sa cadette, effluves de bonbons rouges. Elle voulu sourire, elle avait toujours aimé ce parfum d’enfant, mais quelque chose l’en empêcha. Une pression sur sa gorge et une ombre devant elle. Des yeux si bleus, si clairs. Des mains si fines, si tendres. Son corps se réveilla subitement et elle se débattit.
Ses yeux se révulsèrent et son bras se ranima brusquement. Un claquement bref et elles furent toutes deux au sol. Son souffle était rauque, chaque respiration la brûlait. Sa tête fut violemment tirée en arrière, quelques uns de ses longs cheveux durent rester entre les doigts de la plus jeune. Elle ouvrit la bouche pour crier mais rien ne sortit. Projetée à terre, sur le dos, une masse furieuse s’abattit sur elle et une pluie de coups termina de l’abrutir.
La dernière pensée cohérente qui l’effleura fut qu’elle ne voulait pas mourir là. Partout sauf ici.
Ce fut une main chaude sur son front glacé qui la tira de son sommeil quasi comateux. Aussitôt elle ressenti la froidure de la terre sous elle, la morsure du vent qui accentuait encore son impression d’être une sculpture de glace. Ses paupières tressautèrent à plusieurs reprises et elle coassa plus qu’elle n’articula le prénom de son père. Son visage inquiet était pour l’heure son seul horizon et elle senti son cœur se presser et sa gorge se tordre en pensant à ce que toutes les femmes qui disaient l’aimer lui faisaient subir en ce moment même.
Elle éclata en sanglot. La chaleur de ses larmes réveilla son visage et malgré toutes les pointes de douleurs qui avivèrent son corps elle se pendit à son cou alors qu’il la relevait.
Le reste alla très vite. Confrontation il y eut. Mais la mère défendit la cadette. Il n’y eut rien à ajouter à cela. Elle était devenue la paria. Celle qui était de trop. Celle dont l’ombre ne pourrait jamais cacher le manque qui désormais se ferait ressentir.
La soirée fut longue, la nuit fut blanche, l’aube fut inespérée.
Au petit matin elle n’était plus là.
« … elles s’imposent »
Le retour s’était passé dans un silence profond, religieux… Non, le mot n’était pas bon. A vrai dire cela n’avait même pas été un silence. Le chemin du retour, sans sa sœur, n’avait rien été d’autre qu’une oraison funèbre dont les notes étaient le claquement des sabots sur la terre, le craquement du bois des roues et la voix détestée de sa mère qui lui disait de ne rien dire. Jamais. De se taire. Pour toujours.
Elle n’avait même pas pensé à ouvrir la bouche, à expliquer ce qu’il s’était passé là-bas dans ce désert infecte, inconnu. Meurtrier. Sa mère lui intimait le secret et elle le respecterait. Non pas parce qu’elle avait peur mais parce qu’une erreur avait été commise. Le choix n’avait pas été le bon. Ils s’étaient trompés. Désormais sa vie ne dépendait plus que de son silence.
Elle s’était mordu la lèvre jusqu’au sang, à tel point qu’elle avait senti ce liquide ruisseler sur son menton et perler dans son corsage. Elle ne l’avait pas fait par souffrance, ni même par rage. Juste par honte. Une honte odieuse, sournoise qui lui hurlait que c’était de sa faute, qu’elle devait y retourner, dire la vérité, rétablir le cycle des choses. Mais sa sœur était morte, et avec elle le secret.
Sa sœur, sa moitié, l’amour fondamental de sa vie. Son reflet sans miroir.
La voiture devait mettre quatre jours à parcourir la distance qui la séparait de leur chambre, leur lit, leurs jouets et leurs livres. Tout ce qui avait toujours fait qu’elles étaient deux et qui dès lors marquerait le fait qu’une avait disparu. Elles avaient deux semaines de retard et durant ces longues journées elle avait imaginé sans peine l’angoisse de son Père et la colère de sa jeune sœur. Et pendant tout ce temps elle n’avait pas réussi à savoir lequel des deux était le pire.
Non pas par empathie pour eux, mais parce que tout ceci n’était que mensonge et macabre mise en scène orchestrée par sa marâtre de mère. Tout du moins c’était ce que cette dernière croyait. Et c’était ça le pire.
Au soir du dernier jour de voyage elle avait guetté les premiers signes qui lui rappelaient sa contrée. Les premiers arbres, les premiers champs, les premières maisons et pour finir… Les derniers mètres. Tous les deux étaient là sur le pas de la porte, entourés de toute cette escorte de domestiques que sa mère abhorrait. Elle l’entendit se racler la gorge et se préparer, c’était son heure, le public n’attend jamais.
Sa mère s’était jetée dans les bras de son père, le pauvre homme avait dès lors affiché un regard désemparé. Il avait été noyé sous les larmes et les paroles confuses de sa femme. En quelques secondes à peine la fausse reine avait instillé dans le cœur du grand roi et de la petite princesse le doute ineffable du désastre. Et ils y avaient crû.
Silencieuse, effacée, imprégnée plus qu’elle ne le soupçonnait par la souffrance, elle finit par descendre elle aussi du fiacre. Un regard noyé de miséricorde lui parvint de son père, un autre empreint d’une rancœur si sourde qu’elle ne le reconnu pas de prime abord. Avant il ne lui était jamais adressé. Secrètement elle avait espéré que sa dernière sœur comprenne, que son esprit défasse la part de secret. Mais il n’en fut rien.
Puis elle fut soulagée. Le mensonge perdurerait.
Le trio en larmes finit par rentrer dans l’imposante demeure familiale. Le dernier morceau, l’âme lacérée, se laissa porter par les serviteurs, finalement incapable de mettre un pied devant l’autre. Ce n’était que maintenant, après deux semaines, que la réalité la frappa de plein fouet. Là, dans ce lieu où elles avaient toujours été ensembles, il ne restait plus qu’elle. Conseil de famille, récit entravé de sanglots factices et de larmes invoquées, prise de conscience.
La soirée fut longue, elle n’ouvrit pas la bouche une seule fois. Elle sentait le feu dans le regard de sa sœur lui lécher le visage, lui dévorer le cerveau et lui consumer les sens. Dans cette grande pièce elle étouffait. Dans cette maison immense elle suffoquait. Il lui fallait de l’air, de quoi respirer, il lui en avait toujours fallut. Mais aujourd’hui, aujourd’hui, sa bouffée d’oxygène au milieu de cette mare de mensonges n’était plus là.
Sa chaise avait basculé, son corps tout entier avec, elle n’avait pas sentit son crâne percuter le sol, elle n’avait pas sentit ses dents sectionner un bout de sa langue. Les convulsions furent longues, lui a-t-on rapporté. Pourtant elle se rappelle avec la plus grande clarté de cette pensée qui l’irradia, l’embrasa complètement jusqu’à consumer toute autre idée.
S’enfuir. S’enfuir d’ici. S’enfuir loin. Pour vivre. Pour garder le secret.
La lente et lourde répétition d’une goutte qui vient s’éclater sur une surface lisse à intervalle régulier l’éveilla poussivement. Les paupières plombées, l’esprit vaporeux et la bouche pâteuse… Où était-elle ?
De minces échos d’une conversation calme lui parvenaient mais elle n’en saisissait pas le sens. Elle avait mal au crâne, comme si elle s’était enfilé à la suite tous les alcools connus des deux parties du monde. Un peu comme cette fois avec…
Les pensées de Madalen marquèrent un temps d’arrêt, son souffle aussi resta suspendu un instant. Elle avait cette sensation désagréable que l’on a parfois -voire très souvent pour elle il lui semblait- d’être certain d’avoir vécu quelque chose et de ne pas parvenir à s’en souvenir. Comme si l’on courait après sa mémoire et que celle-ci ballotait de façon incessante devant vous.
Elle avait déjà vécu ça, son corps le lui disait. Elle avait l’impression de pouvoir sentir encore les effluves sucrées des alcools de fleurs et de fruits.
Mais elle ne se souvenait pas.
Et elle certaine, jusque dans sa chair, que ça non plus ça n’était pas la première fois que ça lui arrivait.
Les bribes de la conversation lui parvinrent de nouveau avant de s’éteindre. Un grincement, des pas lourds qui se rapprochaient, et la porte de la petite chambre où elle était alitée s’ouvrit. Un homme. Grand, sombre et bien habillé.
_Réveillée ? Demanda t-il d’un sourire mutin.
Elle voulu répondre mais ne réussi qu’à éructer un borborygme vulgaire. Elle avait mal à la gorge.
L’homme ria. Un son clair et doux. Elle se prit à l’apprécier. Il vint poser délicatement ses doigts sur la peau fragile de son cou, palpa sa jugulaire et laissa traîner son ongle un peu trop longtemps.
_Il y a encore quelques heures tu n’avais presque plus de tête tu sais… Reste calme, ça ira mieux dans quelques jours. Et puis tu repartiras au front, Madie Daeva de la Gourmandise.
Le sombre bellâtre lui fit un clin d’œil, elle ne pu que froncer les sourcils. Plus de tête ? Daeva ? Front ? Madie… ?
Madalen… Ca elle s’en souvenait, ce devait être son prénom. Cette histoire de daeva aussi lui était familière. Elle en était une, peu importe ce que cela était, elle en était une c’était certain.
Mais on s’en fichait en fait, elle se sentait si fatiguée… Ses paupières se fermèrent délicatement, entraînant ses yeux rouges dans la pénombre et le sommeil. Elle s’endormit sans plus de cérémonie, bercée par les échos suaves de la voix de l’homme sombre.
***
_…die… len… Mad… Madalen !
Son corps était secoué et elle sentait une chose étrange, chaude, peser contre son épaule. Elle mit du temps à émerger et à réaliser qu’on lui parlait.
Son regard encore voilé par le sommeil se posa sur un homme de l’ombre. Elle le connaissait.
Ah oui.
Le bellâtre sombre. Il n’était pas étonnant qu’il porte la tenue d’un Juge de l’Ombre. Son esprit mit du temps à se faire la réflexion. Qu’était-ce donc cette histoire d’ombre ?
Il lui fit boire quelque chose de dégoûtant qu’elle eut le plus grand mal à ne pas recracher, mais il avait plaqué sa main sur sa bouche, quel rustre cet homme !
_Ca fait 12 jours que tu dors Madie, ça devrait t’aider à aller mieux. Je ne sais pas ce qu’il s’est passé là-bas mais ça continue à t’affecter c’est certain. Ca ne devrait pas… Hm…
Il fronça les sourcils. Il était un peu plus beau comme ça encore. Elle le connaissait lui aussi. Mais d’où ?
_Repose toi.
Et il repartit une nouvelle fois. Et elle sombra une nouvelle fois
***
Assise sur la balustrade qui la séparait du vide, les pieds nus se balançant au-dessus du gouffre qui bordait Pandemonium, elle attendait. Des semaines qu’elle attendait. On lui avait dit que ça faisait presque quatre mois qu’ils l’avaient retrouvée, le cou si bien tranché qu’ils s’étaient demandé comment sa tête était restée accrochée au reste.
Cela faisait presque un mois qu’elle était complètement rétablie. Quelque chose, une sorte de bactérie créée à base d’essence éthérée lui avait été inoculée via l’arme qui l’avait -presque- décapitée. A cette pensée la main de Madalen vient légèrement effleurer la peau de son cou. Quelle horreur… Décapiter une femme… Cette simple idée la révulsait. Surtout que c’était de la sienne qu’il s’agissait.
Vaniteuse. Lui souffla sa conscience.
Un bruit derrière elle la ramena à la réalité. Son bel homme sombre. Elle lui sourit simplement. Il avait compté pour elle. Il le lui avait dit. Mais elle ne se souvenait pas. Rien. Le néant. Alors il avait fallut tout lui ré-expliquer. Tout lui redire. Le simple fait de sortir ses ailes lui avait pris 8 pénibles jours.
_Tu comptes sauter ?
_Non je compte m’envoler !
Aujourd’hui tout allait mieux. Elle ne gardait pas de réels souvenirs mais tout ce qu’on lui racontait avait un sens profond pour elle. Donc ce devait être vrai. Malgré tout un malaise la prenait à chaque fois qu’on évoquait sa dernière vie devant elle. Celle-ci avait été longue aux dires de Selford -son juge sombre comme elle l’appelait- Trop longue sans doute. Du mins était-ce la raison invoquée par les experts mandatés par la Cour de l’Ombre pour essayer de comprendre les raisons d’une telle amnésie.
Certes les Daevas perdaient la mémoire après une mort, mais uniquement par fragment. Là… Lui aurait-on dit qu’elle était une simple humaine elle l’aurait crû !
Selford lui tendit la main et ils rentrèrent ensembles.
***
On l’avait convoquée tôt ce matin. La lettre disait de venir le plus vite possible. Et maintenant elle attendait, faisant le pied de grue devant un bureau vide. Un soupir lui échappa et un des exécuteurs qui dardait son regard sur elle exulta son mépris. Elle s’en fichait. C’était étrange d’ailleurs, l’autorité de l’Ombre ne semblait pas avoir de prise pour elle.
Pourtant… Selford lui avait expliqué qu’avant ça elle était une de leurs ferventes partisanes, exécutant les ordres et les missions sans mot dire ni échec. Cela lui semblait invraisemblable, elle ne ressentait que dédain pour ces « Daevas de l’Ombre ».
_Quelque chose cloche murmura t-elle pour elle-même.
Mais elle ne poussa pas plus loin sa réflexion, l’ascenseur derrière elle portait à ses yeux un homme inconnu suivi du chef de troupe de Selford, elle avait oublié son prénom. Quelques banalités d’usage et la vraie conversation s’entama.
_Vous me dites, donc, qu’elle est prête à reprendre les armes ? J’ai crû comprendre que cela avait pris du temps…
_ Oui Monsieur, une bacille étrangère avait infecté son organisme. Nous pensons que c’est ce qui a provoqué son amnésie totale.
_Oui… Paraît-il qu’elle doit reprendre son apprentissage de zéro, c’est ennuyeux elle aurait pu rejoindre de suite les forces abyssales.
_Malheureusement son amnésie semble toucher jusqu’aux réflexes de son corps, Monsieur, elle est… Comme une Daeva fraîchement élue.
A ces mots un sourire vint fleurir sur les lèvres de Madalen, alors qu’on parlait d’elle comme si elle n’était pas là, elle en avait recraché ce qu’elle mangeait quand on lui avait révélé sa date de naissance.
L’homme -probablement un Haut-Juge de l’Ombre- la scruta de la tête aux pieds. Peut-être aurait-il voulu qu’elle baisse les yeux ?
_Bien, jeune fille, -nouveau sourire- On va donc vous trouver une légion où vous pourrez tout réapprendre depuis le début.
Les deux hommes palabrèrent encore un moment, devisant sur quel corps armé lui conviendrait le mieux, serait le plus apte à la gérer. Elle ne compris pas bien pourquoi elle devait être gérée d’ailleurs. Mais elle avait le sentiment diffus que son flegme -incompris d’elle-même- envers la Cour de l’Ombre n’y était pas étranger. Et que Selford ne lui avait pas tout raconté. Pire. Lui avait menti.
Alors elle était heureuse de sortir enfin de cette prison dorée.
_Bien, vous irez au devant de la Garde Noire et vous y entrerez, par vos propres moyens, mademoiselle.
_Mes moyens sont ceux qu’Aion me donne Monsieur. Hier, aujourd’hui ou demain je ne suis que ce qu’il veut que je sois.
Elle s’était surprise elle-même à dire ces paroles. Comme si elle les avait déjà récité des milliers de fois auparavant. Les deux hommes aussi furent surpris, mais désagréablement semblait-il, comme si ce serment les dérangeait.
Poliment, simplement, elle prit congé d’eux.
Elle avait envie de prier.
L’aube avait pointée son nez timidement, apportant dans son sillage les premiers rayons de soleil. Trop maigres pour ne serait-ce que réchauffer l’atmosphère. Le froid était tombé depuis des semaines sur les plaines et les vallons du Royaume de Haute-Galence. Sec. Mordant. Et salutaire. Il avait arrêté les armées Teltannes aux portes de la lande, garantissant au Royaume une accalmie de quelques mois.
La froidure ambiante avait roulé sur sa peau en des milliers de mamelons minuscules, hérissant ses poils, contractant ses membres et la faisant gémir de frustration. Elle était trop vieille pour être encore ennuyée par l’hiver. Trop vieille… Et elle se sentait bien incapable de faire face à ce qui allait lui arriver ce jour.
D’un mouvement lent et presque sensuel elle s’étira de toute sa longueur. Trop grande pour une femme. Ses muscles roulèrent sous sa peau et elle se redressa d’une impulsion légère. Trop athlétique pour une femme. Les pieds nus elle s’aventura sur le dallage de pierre de sa chambre, un frisson la parcourut et vint se faire dresser les cheveux sur sa nuque. Trop longs pour un soldat.
Elle aurait aimé que cette journée ne débute jamais, et que celle d’hier ne fusse jamais arrivée. Comment les choses pouvaient elles être comme ceci désormais ? Tout ça ne pouvait être qu’une farce -de très mauvais goût au demeurant- ou un mauvais rêve. La brosse lissa ses mèches blondes jusqu’à les discipliner au maximum. Elle avait tant de choses à faire, si peu de temps, si peu d’expérience.
Plongée dans ses rêveries elle ne fit pas attention aux bruits ambiants. Une servante attendait debout derrière elle, se triturant les doigts, elle minauda légèrement et susurra son prénom timidement. Comme si le simple fait de la déranger allait faire pleuvoir sur elle… Quoi donc d’ailleurs ?
Emerine posa la brosse et se retourna. Emerine la grande. Emerine la blonde. Emerine la Championne ! Emerine rien du tout en ce matin terriblement froid. Un soupir lui échappa et elle accorda quelques mots de sa voix trop grave à la petite femme devant elle. En une heure elle fut parée de sa plus belle armure, drapée de sa nouvelle cape et coiffée.
Dans les couloirs sombres et gelés du château le bruit de ses pas résonnait comme les échos d’un combat lointain, des bruits de plaques, de mailles qui se répercutaient sur les murs comme autant d’agression à ses oreilles. Au champ de bataille elle n’entendait plus ce bruit, mais ici… Ici il lui rappelait combien il était dur d’occuper sa place, combien il avait été difficile de l’obtenir. Et combien il serait pénible de la garder dorénavant.
Au détour d’un couloir Tilbert lui tomba dessus. Elle roula des yeux et le vieil homme ne lui épargna pas un nouveau sermon. Que diable une femme portait-elle une armure ? Par tous les Dieux qu’elle ne faisait aucun effort pour être jolie ! Il n’était guère étonnant qu’à vingt huit années elle ne fusse encore pas mariée. Où étaient donc les héritiers qu’elle devait au trône ?
D’habitude elle lui aurait aboyé dessus, envoyant aux oubliettes ce pauvre hère, vieux et putride. Mais elle passa devant lui comme une ombre filante. Sa démarche souple. Son armure clinquante. Etait-il sénile au point de ne pas se rendre compte de ce qui allait avoir lieu aujourd’hui ? Mais elle se prit à penser à une chose étrange, amusante et ô combien logique. Tilbert lui maintenait les deux pieds ancrés au sol, lui rappelant chaque jour qu’elle n’était qu’une femme trop grande, trop musclée et pas assez agréable à regarder. Il n’en était que plus facile d’aller de l’avant en ignorant les flagorneries de tous les galants qui traînassaient à la cour.
Un sourire illumina son visage, brave Tilbert.
Lorsqu’elle arriva enfin devant la salle du trône les larges portes en étaient closes, deux gardes en faction posèrent sur elle un regard indécis. Qui était-elle désormais ?
D’une voix forte elle balaya tous leurs doutes, leur intimant d’ouvrir et de la laisser passer, qu’elle ne venait de leur démontrer la hauteur de son rang.
Fracassante. Ainsi fut son entrée. Ils étaient tous là. Chiens galeux du Conseil, Main du Roi avilie, fidèles troublés et courtisans soucieux d’être les premiers à connaître le fin mot de l’histoire. Elle se campa devant cette assemblée qui ne lui donnait qu’une envie -celle de déguerpir en courant- et ne pipa mot. D’aucun s’attendait pourtant à toute une tirade enflammée pour faire valoir ses droits, qui aurait pu les lui enlever d’ailleurs ? Mais rien. Le silence complet s’imposa.
Grande et fière, rendue presque belle par la clarté du matin qui faisait rutiler son armure, elle se permettait de les toiser, tous, les uns après les autres sans leur faire l’honneur de dire quoi que ce soit. Ses lèvres s’étirèrent légèrement, dévoilant une dentition trop blanche pour être naturelle, et révélèrent une face jusqu’alors inconnue de cette femme si peu plébiscitée. Roublarde. Roublarde et narquoise nota le Chancelier Caplet, ce qui le fit doucement sourire. Et il ne put empêcher un léger rire de lui échapper lorsque la princesse quitta la salle sans, finalement, n’avoir rien dit du tout.
L’homme accusa les regards dénonciateurs de certains de ses confrères. Mais qu’en avait-il à faire maintenant ? Demain, peut-être même ce soir, la plupart de ces têtes seraient tranchées. Il en était sûr, l’ingérence ne serait désormais plus de mise. La belle vie était finie. Sa main droite vint enserrer la peau rêche et fragile de son cou, peut-être même que la sienne n’ornerait plus ses épaules d’ici quelques heures.
La sortie railleuse d’Emerine trucida le silence qui s’était installé et c’est un brouhaha inquiet et suant qui se mit à agiter la foule présente. On murmurait de là qu’elle allait dissoudre le Clergé, d’ici qu’elle allait exécuter les prêtres ou pire… Qu’elle allait réformer la gouvernance. Dieux ! Qu’il était fou de penser qu’un roi pouvait régner sur son royaume ! Voyons ! De nouveau Caplet gloussa, du rire de celui qui sait que chacun méritera son sort. D’un pas léger il s’éclipsa, mine de rien il tenait encore assez à la vie pour tenter de fuir.
Emerine avançait d’un pas énergique, rapide, qu’elle avait acquit au cours de longues marches forcées. Peu importe qu’elle eût été princesse, duchesse, putain ou fille de rien, elle avait marché pendant des années aux côtés des soldats et c’est ce qu’elle était. Un soldat qui s’était toujours battu pour le Royaume de Galence, pour sa réunification et pour la protection de ses frontières.
Midi sonnait au dehors, une vilaine grimace déforma ses traits, elle exécrait la cloche de cette foutue église, elle exécrait cette église elle-même et elle exécrait tous ces freluquets de prêtres à l’intérieur qui se complaisaient dans leur graisse et leur mollasserie. Elle les ferait tous brûler ! Comploteurs, menteurs et profiteurs. Ils ne méritaient que son courroux.
La vision qu’elle eut en arrivant enfin dehors la radoucie un peu, au diable ces mollassons elle avait devant elle tout ce qu’il lui fallait pour mener à bien ses rêves de grandeur. On avait entassé dans l’enceinte une petite partie des bataillons disponibles, les autres attendaient probablement à l’extérieur des murailles. Des milliers d’hommes, entraînés et prêts pour la guerre. Une pensée fugace et désagréable terni son engouement. A partir d’aujourd’hui elle ne pourrait plus se préoccuper que du front contre les Teltans, d’autres batailles -au cœur de son propre camp- seraient à livrer.
Un reniflement sec derrière elle la fit légèrement frémir. Hargir le Sec. Homme de main, assassin, voleur et surtout ami. Ce serait lui le véritable héros de cette journée mais personne n’en saurait jamais rien. D’un petit mouvement de la main elle lui fit signe et l’homme se fondit dans les ombres d’un escalier tortueux. Il devait réunir les bonnes personnes, rassembler les objets nécessaires, éconduire les prétendus alliés, raffermir les vraies unions. Là-haut, dans cette prétendue salle du pouvoir, les futurs perdants mettaient en place leur propre solution, si ce n’était déjà fait. Qu’importe. Ils ne pourraient rien faire. Il n’avaient plus aucun pouvoir.
Cors, manœuvres, exercices et passage en revue, l’après-midi passa telle une éclaircie au milieu d’un ciel d’orages. Le soir tombait, inexorablement, et amenait avec lui l’Heure. Remontée dans sa chambre, lavée, peignée et habillée par d’autres mains que les siennes, elle pensait. La tristesse n’avait pu la prendre de toute la journée et c’était maintenant, à peine quelques heures avant le dénouement de cette journée de pure mascarade, qu’elle se laissa aller.
Ses servantes en furent déboussolées. Qui avait déjà vu la Championne de Galence se mettre à pleurer, les yeux débordants et le nez coulant ? Une catastrophe. Un cri de rage et de désespoir la projeta à terre, renversant le bac d’eau chaude et mouillant une bonne partie des tapis au sol. Elle n’était pas prête. Là. A quelques minutes de ce qui allait être son heure de gloire. Elle n’était prête. Pas comme ça, pas maintenant. Elle aurait voulu laver son corps de ses mains, le bercer d’une chanson légère et embrasser son corps. De toute cette foutue journée de faux semblants elle n’y avait même pas pensé une seule seconde.
Une main se posa sur sa nuque, froide et rude. La voix de Tilbert claqua dans le silence entrecoupé de sanglots. Debout. Elle devait se relever. Elle devait répondre aux ordres car telle était ainsi la loi. Telle était ainsi la vie. Et elle en était désormais la dépositaire. Elle grogna, un son profond et animal, se releva d’un geste rageur et aboya des ordres. Elle fut séchée, habillée et coiffée. La Championne s’était relevée. D’ailleurs elle n’était jamais tombée. Un regard bref et tranchant sur les femmes dans la chambre l’en persuada.
Elle avait refusé la robe de soie et de dentelle. Elle avait refusé les bijoux et les perles. De même que le maquillage ou tout autre artifice pour la rendre plus belle. De nouveau et toujours en armure, elle était parée au combat. Et elle le mènerait à bien.
La démarche assurée et le port altier elle pénétra dans la salle du trône. Tant de monde… Avait-on poussé les murs ? Cette pensée la fit sourire, tellement incongrue. On n’entendait plus que les cliquetis de ses plaques, il lui semblait que le monde retenait son souffle. Sans doute que non. Malgré tout elle ne percevait plus que les battements de son cœur, lents, réguliers, inhabituels.
Arrivée aux pieds du trône elle défia de sa stature l’homme qui s’y trouvait. Son visage resta de marbre alors que celui en face se tordait de déplaisir. La défaite n’est jamais plaisante. Un coussin rehaussé d’or sur lequel trônait une couronne lui fut apporté. Il la souleva, du bout des doigts, comme si elle le brûlait.
Elle ne prit pas la peine de mettre un genoux à terre.
Une pression sur sa tête.
Et ces mots, enfin, pour sceller leurs destinées à tous. Pour toujours et à jamais.
Le Roi est mort ! Vive la Reine !
Si certaines de ses nuits étaient tourmentées, son sommeil assailli par les spectres de son histoire éclatée, d’autres étaient bien plus apaisantes malgré le peu d’heures consacrées au repos. Elle se souvient encore d’un de ces matins là, malgré son esprit encore embrumé elle avait ressenti très tôt les courbatures nouer son corps.
La douleur physique pour la béatitude de l’esprit.
Elle avait lentement bougé, s’éloignant de cette peau chaude, vivante et bien trop présente à son goût. Il n’y avait qu’une chose qu’elle déplorait à propos de ces ébats prolongés trop tard dans l’obscurité de la nuit… Il lui fallait toujours se réveiller aux côtés de quelqu’un. Un coup d’œil rapide lui avait alors appris que lui aussi était bien et bien réveillé, elle était à peu près certaine que c’était ses yeux, bien trop bleus, posés sur elle qui avaient fini par la sortir de ses songes. Combien de temps l’avait-il ainsi léchée du regard ? Dans sa mémoire ce détail avait ravivé sa rogne de la veille.
En quelques contorsions elle s’était assise sur le bord du lit et avait attendu un instant que sa tête cesse de tourner. Les longues flammes de ses cheveux s’étaient écoulées le long de son dos, caressant sa peau nacrée et elle avait pu sentir la pulpe de ses doigts venir danser dans le creux de ses reins. A cet instant précis elle s’était jurée de ne plus jamais venir le voir, maudissant le frisson qui était venu titiller jusqu’à ses orteils.
Malgré l’envie irrépressible qu’elle avait eu de sortir de cette chambre elle se souvient avoir pris tout se temps pour se rhabiller. Aujourd’hui elle se dit que c’était sans doute pour pouvoir lui dire au revoir.
Presque à l’embrasure de la porte il avait finalement ouvert la bouche, jusque là il s’était contenté de l’observer, détaillant chacune de ses courbes avant qu’elles ne disparaissent sous les étoffes. Doucement, de sa voix suave et réconfortante, il s’était enquit de son bien-être en soulignant que la veille il l’avait trouvé fébrile et courroucée, que ça n’était pas dans ses habitudes.
Il n’y avait eu alors qu’une voix pleine de flegme pour lui répondre, l’instant d’après le corps désiré avait disparu dans les escaliers.
« Etre dans mon lit ne fais pas de toi mon ami, Néryl, occupe toi de tes affaires. »
Quand elle y repense aujourd’hui elle ne peut s’empêcher de se dire qu’il ne s’agissait pas de son lit et, finalement, elle sourit.
« Les enfants sont sans passé et c’est tout le mystère de l’innocence magique de leur sourire. », Milan Kundera
De petits anges graciles, aériens et argentés venaient sans cesse leur effleurer le nez, provoquant chez les trois fillettes des gloussements frénétiques et des éternuements fulgurants. Chacune se levait comme un chaton se serait jeté sur une pelote et ensembles elles donnaient la chasse à ces charmes ondulants dans l’air encore chaud de la fin de l’été.
Une époque aimée, rêvée et révolue. Aujourd’hui elle ne peut s’empêcher de sourire innocemment quand elle repense à leurs jupons colorés voletant au milieu des champs, à ces courses effrénées pour échapper à l’heure faradique de la fermeture des portes, aux fleurs coupées qui finissaient invariablement dans des coupelles d’eau.
Il lui semble d’ailleurs encore percevoir les effluves de leur chambre, cette odeur sucrée et doucereuse qui lui donne toujours aujourd’hui l’envie de s’empiffrer de ces bonbons qu’elles chipaient dans les cuisines en douce.
Depuis lors, chaque soir, une fois ses paupières closes, ses pupilles voient défiler devant elles les images de ce passé englouti et déchu. La candeur de son enfance surgit comme le diable de sa boîte, avec toute la vivacité du souvenir enfoui mais jamais effacé. Sa peau se remémore la texture des fleurs, sa langue se souvient des goûters partagés, ses oreilles se rappellent combien il était bon et doux d’entendre le souffle de leurs voix.
Des bribes d’histoires se mêlent à ses folles espérances et ses nuits sont éternellement clairsemées d’images, de sons et d’odeurs qu’elle aimerait tant retrouver. Ses mains se tendent dans ses sommeils mais ses ongles ne peuvent qu’effleurer le reflet vaporeux de celles qu’elle a perdu.
Chaque matin qu’elle vit depuis est identique au précédent. Les yeux encore humides de ce désespoir lancinant elle reprend pied dans la réalité, se lève et se rhabille, laissant là les pièces vides ou les lits occupés sans plus de regrets.
Des regrets elle n’en a plus que pour l’ancien temps, celui des rires et des cachettes au milieu des champs.