Archive pour avril 2010
Depuis combien de temps s’échinait-elle à tendre cette fichue corde ? Un coup d’oeil rapide aux nombreuses entailles présentes sur ses doigts lui donna un semblant de réponse. Des heures. A vrai dire elle était assise sur ce rocher avec son arc et des tas de cordes de rechange depuis bien avant le levé du soleil… Et maintenant il était en train de se coucher le soleil.
Elle rumina avec acharnement contre cette fichue corde qui refusait de se tendre et tira de nouveau dessus de toutes ses forces. Trop fort sans doute. Un cri qui tenait plus de la surprise que de la douleur effraya les quelques talbuks qui s’étaient approchés et un grognement guttural se fit entendre, signe que les poissons aussi avaient pris peur à cause d’elle.
Amaraude se releva d’un mouvement bref et rageur, elle jeta l’arc à ses sabots et sauta de son promontoire avant de s’avancer d’un pas décidé vers la source du grognement. Une masse verte recouverte de peaux et de fourrures se trouvait à quelques mètres, une longue canne coincée entre ses orteils calleux et rabougris. Lorsque la draeneï fut suffisamment proche elle se laissa tomber de toute sa hauteur sur l’herbe à côté de la créature.
- T’as fait peur aux poissons bougre d’ogresse mal-léchée… bougonna la forme totalement immobile.
- T’as qu’à m’aider au lieu de pêcher
- Je passe mes journées à ça, t’aider maugréa t-il
- Et ben c’est pas assez vieil orc grognard
Elle n’obtient pour seule réponse qu’un grommellement indistinct qui montrait tout ce qu’il pensait de la dernière phrase d’Amaraude.
Celle-ci s’installa un peu plus confortablement sur l’herbe, ses yeux blancs se fixèrent sur le ciel, détaillant les étoiles naissantes et les couleurs propres au crépuscule des plaines de Nagrand. Un léger soupir se fit entendre et l’orc émit alors une sorte de ronflement approbateur.
- On est bien ici hein, la cornue
- Ouais, peau verte
Il n’y avait que de la vérité dans ces dernières paroles. Elle se sentait bien plus chez elle ici qu’à n’importe quel autre endroit qu’elle avait pu voir ou visiter. Le bruissement de l’herbe dans la brise du soir naissant, le clapotis de l’eau autour de la ligne, le claquement étouffé des sabots des talbuks qui paissent non loin… Le tout sous la voute céleste de cette planète qu’elle considérait maintenant comme sa demeure.
Il n’y avait guère que ce fichu arc et ces fichues cordes pour la mettre en rogne. Mais certainement pas assez pour assombrir ce tableau formidable de liberté absolue. Ce n’était qu’un contre-temps minime dans son apprentissage. Elle tourna doucement la tête vers ce vieil orc qu’elle considérait comme le seul maître qu’elle aurait jamais pu avoir. Elle l’avait connu alors qu’il savait à peine courir, et maintenant le temps avait fait son œuvre sur lui comme sur tous ses semblables. Il vieillissait chaque jour un peu plus, sa force massive et brute s’atténuant à chaque nouvelle aurore. Comment cet être qui n’aurait finalement vécu que le temps de s’en apercevoir pouvait-il lui apprendre tant de choses sur la Vie ?
Que ferait-elle après ? Elle qui avait toute l’Eternité pour se souvenir de ceux qui allaient mourir ?
- Tu chasseras
Un mince sourire se dessina sur les lèvres de la draeneï, mais c’était bien suffisant pour y lire tout le bien qu’elle pensait de ces deux mots.
- Comme tu me l’as appris
Amaraude se releva doucement, retira les brins d’herbe de sa chevelure sombre et posa sa main quelques secondes sur l’épaule du vieil orc. Mahuno devait l’attendre.
- A demain
Il ne répondit rien, ou tout du moins elle était déjà trop loin pour entendre sa réponse. Elle fila jusqu’à Telaar portée par ses jambes puissantes de draeneï et par toute la connaissance qu’elle avait acquise de ce terrain depuis qu’elle y avait posé le sabot. Un grain de poussière pour un être comme elle. Plusieurs générations de joies et de souffrances pour n’importe quel orc des tribus voisines.
Comme elle l’avait supposé Mahuno guettait son arrivée sur le pas de la porte. Un sourire pour l’interpeler, un baiser pour l’accueillir et quelques mots susurrés pour l’attacher un peu plus à lui. Elle que rien ne pouvait entraver.
Un soupir fatigué la parcourut et elle se redressa d’un mouvement vif. Assise au milieu des draps elle fit le tour de la pièce. Comment elle était arrivée là déjà ?
- Ah oui…
Elle était arrivée très tard la veille et était entrée dans la première auberge qu’elle avait pu trouver. Pandemonium était majestueuse, elle était restée pantoise pendant tout son trajet jusqu’ici. Jamais dans ses rêves les plus fous elle n’avait imaginé une grandeur pareille.
Cette ville lui plaisait.
- Hinhin… Fais attention, de jour ça doit être différent. Du monde de partout, du bruit, des odeurs.
- Sûrement répondit-elle simplement en se levant d’un bond.
Lavée, habillée, à peu près coiffée elle descendit en trombe et sortit de l’auberge en courant. Elle demanda vaguement la direction de la bibliothèque à un garde et continua à vive allure. Il était encore tôt, elle voyait des marchands s’installer, des boutiques ouvrir. Elle espérait qu’elle n’arriverait pas avec trop d’avance.
Elle arriva juste quand les immenses portes commencèrent à s’ouvrir. Une vieille femme chargée d’un balais et d’un tapis montra le bout de son nez et passa à côté de Saraban sans même la voir. Celle ci regardait le bâtiment avec des yeux grands comme des soucoupes, c’était immense, elle déglutit en imaginant la masse d’ouvrages qu’il devait y avoir à l’intérieur.
C’est d’un pas mal assuré et dans un silence presque révérencieux qu’elle entra à l’intérieur. La pièce principale était gigantesque, sombre, ça sentait le cuir vieillit et le papier. Un homme aux cheveux clairs, debout derrière un pupitre, lui parla tout bas. Elle discuta avec lui plusieurs minutes, apprit ce qu’elle devait faire, ne pas faire et le fonctionnement général de la bibliothèque.
- Rentré par une oreille, déjà sortit par l’autre
- La ferme maugréa Saraban.
Elle allait passer ici les prochains mois, elle le savait. Ce qu’elle ignorait toujours c’était ce qu’elle cherchait.
La voix de l’Aède soutient ses alliés.
Tout ça elle le savait bien. Elle avait même vu ces daevas à l’oeuvre. Ce type là dont les mantras arrivaient à maintenir debout des combattants exténués.
Son périple pour Pandemonium commençait demain et elle était dans un tel état d’énervement que rien n’aurait pu la faire dormir.
Elle partait demain. Demain. Ce mot résonnait dans l’espace vide de sa cervelle comme l’écho d’une cloche dans une vallée. Demain. Treize mois. C’était le temps qu’elle avait passé dans ce trou perdu. Pousser la chansonnette, balayer l’auberge et surtout voler tout ce qui se revendait – avec la participation de Joris – lui avait permis de mettre suffisamment de côté pour être tranquille cinq ou six mois. Demain. Demain elle partait.
Elle n’avait rien dit au jeune homme. Mais il s’en doutait, le beau temps revenait et c’était le moment idéal pour partir sur les routes sans se payer d’averse, de vent violent et de froid mordant.
Elle avait fait le tri dans ses affaires et aussi dans ses pensées. D’ici elle n’emporterai rien avec elle, ni livre ni sentiment. Elle jeta un nouveau regard vers la fenêtre et un frisson la parcouru. Elle déglutit puis se releva prestement avant de sortir sans même mettre de chaussure.
Il fallait qu’elle dise au revoir à Joris.
La brise légère faisait virevolter quelques mèches rebelles sans qu’elle ne s’en soucie. Elle avait le regard vague et fixait un point sur l’horizon. D’un geste lent elle porta de nouveau l’espèce de calumet à ses lèvres et aspira dessus plusieurs fois. Ça la détendait et ça faisait taire l’autre tarée
- Tu devrais pas fumer ça
- Lâche moi Joris
- T’es déjà bien fada, tu vas pas t’arranger avec ça
Un ricanement moqueur la secoua et elle lança un regard narquois au jeune homme.
- Hey Joris ? Qui c’est qui pique l’herbe que je fume chez la vieille Myrrah ?
Le dit Joris – brun, les yeux foncés, bien bâtit – haussa les épaules et porta le regard sur ses pieds, les joues rosies.
Elle tira quelques bouffées de ce savant mélange et le taquina encore un peu avant de reporter son regard vers l’horizon.
Ça faisait presque un an qu’elle était là, dans ce foutu village. On la payait pour quelques travaux pas bien compliqués et elle chantait à la taverne le soir.
- Tu sais pas faire grand chose d’autre en même temps.
Elle renifla bruyamment. Plus le temps passait plus ça devenait compliqué, difficile de « cohabiter ». Avant, dans le Clan des Lycans, elle se souvenait que ce n’était pas comme ça. La voix était là mais c’était une partie d’elle-même, elles étaient en accord, fondues dans un même corps. Avec le temps, les connaissances et la conscience, ça avait changé petit à petit. Maintenant elles étaient en conflit quasi permanent. Une voulait partir l’autre rester, une boire l’autre manger, une dormir l’autre lire… Et elle ne savait pas, Sainte Pandemonium elle n’avait absolument aucune idée si c’était elle qui était folle ou s’il y avait vraiment quelqu’un d’autre…
- Tordue.
Plus le temps passait moins elle se contrôlait, ses accès de colère étaient récurrents et elle essayait d’être seule la plupart du temps. Elle ne voulait pas qu’on la voit. Elle était complètement dingue.
Elle revint à elle en entendant Joris lui parler.
- Va falloir planquer tout ça.
- Pourquoi on a volé tout ça au fait ? Lui demanda t-elle
- Euuhh… Joris prit un air gêné, se grattant l’arrière de la tête. Pour leur revendre ?
Saraban ouvrit de grands yeux ronds, éberluée.
- Mais t’es dingue !
- Ben quoi ? T’arrêtes pas de dire que tu veux partir, ça te feras d’l'argent comme ça ! C’est pas avec ce qu’on te file à la taverne que tu vas aller loin.
- T-t-tu… Tu-tu vas me donner l’argent ?
Il se massa la nuque et fit mine de réfléchir avant un de prendre un air que la jeune femme qualifia de…
- Tout à fait crétin.
Il inspira une grande bouffée d’air, gonfla le buste pour se donner une allure quelques secondes et.. Le dégonfla juste aussitôt, prenant un air misérable.
- Non j’vais en garder une partie – Petite ! La partie bien sûr finit-il avant qu’un rire nerveux ne le secoue.
Saraban leva les yeux au ciel. Évidemment. Bon c’était pas tout ça, il fallait qu’ils planquent leur… Butin ! Avant de pouvoir le revendre.
***
Il leur avait fallut deux heures d’allers-retours pour tout mettre à l’abri, une heure de palabre avec un shugo de passage pour tout lui vendre et près d’une heure pour se répartir l’argent.
- Tu t’es fait avoir.
Joris avait pris une « petite » partie un peu plus grosse que prévue. Au final elle aurait à peine de quoi tenir un mois, et encore en mangeant une fois par jour. Mais bon elle avait mit assez d’argent de côté pour faire le voyage jusqu’à Pandemonium. Elle verrait bien une fois là-bas.
Elle se redressa et attrapa rapidement un des livres sur sa table de chevet. Elle ne faisait que ça – enfin une fois qu’elle avait finit toutes ses « conneries » – à longueur de journée. Elle dévorait littéralement tout ce qui lui tombait sous les yeux. Un rire rapide et clair s’éleva doucement dans la chambre.
- Moui bon un traité sur la reproduction des crevettes c’est pas le plus intéressant remarqua t-elle à haute voix.
Elle attendit quelques secondes mais aucune réponse ne vint. Étrange. Elle haussa les épaules et reprit là où elle s’était arrêtée.
Un vent froid lui fouettait le visage et lui glaçait les mains. Ça faisait des jours qu’elle marchait sans même savoir où elle allait. Elle se contentait de suivre la route, aux croisements elle fermait les yeux, tournait sur elle-même en tendant le bras, et lorsqu’elle s’arrêtait elle prenait la direction la plus proche de son doigt.
- Tu pourras pas continuer éternellement comme ça.
Il avait plu dans la journée et la terre était lourde sous ses pieds, elle avait faim et froid. Ça faisait quelques heures qu’elle apercevait les cimes de constructions au loin, mais elle n’avait pas l’impression de s’en être rapprochée d’un iota malgré toute la distance qu’elle avait parcouru. Un soupir agacé se fit entendre…
- Mais c’est pas vrai, qu’est-ce que j’en ai marre ! J’ai froid, j’ai faim, j’ai les orteils qui vont tomber j’suis sûre !
Elle se laissa tomber comme une masse sur un rocher qui bordait la route, enfin le truc en terre qui servait de chemin, et se mit à parler toute seule pendant de longues minutes. Elle invectiva le monde entier, les nuages, la pluie, ce stupide lapin qui passait par là, les forces de la Nature et cette satané voix qui la harcelait !
Puis elle se tut et resta plusieurs minutes dans le silence complet, fait rare pour elle, quand un bruit lointain lui fit relever la tête. Ça se rapprochait. Bientôt elle distingua un attelage de deux bêtes qui tiraient une roulotte. Elle se redressa vivement et fit de grands signes aux… Shugos lui semblait-il de là où elle était.
- Hey ! Hey ! Arrêtez vous !
La roulotte trembla plus vivement et s’arrêta à sa hauteur. Une shugo tenait les rênes et lui sourit poliment.
- B’jour Mamz’elle ! Z’avez pas l’air en grande forme !
- Oui ! Enfin non ! Peut importe ! Vous pouvez m’emmener jusqu’au village le plus proche ?
La créature remua doucement le museau, comme pour flairer l’entourloupe mais se décida finalement à la laisser monter.
Saraban soupira de soulagement, elle allait pouvoir souffler un peu.
Le trajet se passa en silence, du moins en apparence. La jeune femme avait appris à se contenir depuis quelques mois, elle s’énervait toujours autant, ça s’entendait juste moins.
La charrette et son chargement arrivèrent au village deux heures plus tard et la nuit tombait déjà. Superbement soulagée de n’avoir pas à dormir dehors une nuit de plus Saraban descendit et remercia la shugo avec entrain et un sourire qui allait d’une oreille à l’autre.
Il n’y avait plus grand monde à cette heure-ci, le froid glacial obligeait les gens à se terrer.
Elle couru pour trouver l’auberge la plus proche et y entras avec fracas. La serveuse la reluqua quelques secondes.
Elle savait qu’elle ne payait pas de mine, elle devait être couverte de boue, les vêtements humides et surtout en sale état.
- Z’avez d’quoi payer ?
- Bonjour grognasse…
- Ouais répondit-elle avec autant d’amabilité
- Montrez voir lui demanda la tenancière avec un regard suspicieux
Elle grogna pour la forme et sortie une petite bourse en cuir sombre d’une de ses larges sacoches. Elle la secoua un peu et le bruit des pièces s’entrechoquant tinta ce qui fit sourire -ou grimacer elle ne savait pas bien- la bonne femme.
- ’sseyez-vous ! Z’avez l’air fatiguée, j’vais vous apporter un truc chaud.
Elle se laissa tomber sur une chaise proche et s’accouda à la table. Elle huma doucement l’air. L’odeur des cuisines arrivait à surpasser celles de l’humidité et de la sueur ambiantes.
- Ils doivent pas aérer souvent.
Elle grogna pour la forme. Tout ce qu’elle voulait c’était se remplir l’estomac et aller se coucher. Elle porta son bras à son visage et renifla sans discrétion l’intérieur de son coude… Bon. Il fallait aussi qu’elle prenne un bain.
- Quel calvaire souffla t-elle
C’était pas qu’elle aimait être sale loin de là, mais elle trouvait que ça lui prenait trop de temps. Le pire c’était ses cheveux, une vraie catastrophe.
- Si tu te lavais plus souvent se serait moins long à chaque fois.
Elle releva brusquement la tête, sortie de sa rêverie, la serveuse se tenait devant elle, un sourcil levé et un plateau en main.
Elle bredouilla quelques mots incompréhensibles puis la femme soupira avant de déposer une assiette fumante devant elle et de retourner d’où elle venait.
- C’est quoi ?
Un bout de viande flottait dans un bouillon saumâtre. Quelques légumes se battaient en duel et le tout avait une odeur bien particulière.
Elle haussa les épaules, ça suffirait bien à apaiser son estomac et à la faire dormir d’une traite pendant les dix heures à venir.
Son repas engloutit elle monta les escaliers quatre à quatre et s’engouffra dans la chambre qu’on lui donna. Une pièce petite, dénuée de décoration, une seule fenêtre et un lit pour une personne et demi.
- On va pas dormir par terre c’est tout ce qui compte.
Finalement Kaethya sera restée deux jours ici, coincée avec moi. Il n’a quasiment pas arrêté de pleuvoir et je l’ai moi-même inondée de question à chaque moment. Elle m’en aura appris beaucoup sur le sujet. Et maintenant j’en suis encore plus persuadée, le monde est peuplé d’abrutis dégénérés ne vivant que par et pour le sang des autres sans même connaître la véritable raison de cette haine ancestrale.
_C’est n’importe quoi !
_Oui ça j’avais compris…
Je grogne pour la forme et replonge dans ma lecture. Kaethya a jeté un oeil sur les livres que m’a laissé Finagord. Apparemment ils sont tous très vieux et relatent tous de faits ayant eu lieu. De vrais « trésors » paraît-il. Ses yeux se sont mis à luire bizarrement quand elle s’est aperçue de la valeur de ces livres…
Je pense qu’elle a un sérieux problème avec l’argent, ça a l’air d’être sa grande motivation.
Pourquoi elle me regarde ?
_Saraban… Tu vas faire quoi maintenant que tu n’as plus de clan ?
_J’en sais rien
_En tant que daeva tu vas devoir choisir une voie, travailler ton don et commencer ton parcours initiatique
_Toi, pourquoi tu ne l’as pas déjà commencé ?
_Je rassemble des fonds ! C’est une entreprise coûteuse ! Il faut voyager et s’équiper ! Je ne peux pas me permettre de m’engager tant que je n’aurais pas assez d’argent pour m’assurer un voyage assez confortable et sans trop de soucis !
Et elle dit tout ça avec tellement d’engouement… Quand je disais que l’argent c’était sa seule motivation…
Ca peut être utile.
Mais moi, je n’ai jamais été toute seule, c’était le principe même des Lycans d’être ensemble… Je ne sais pas où aller, ni ce que je dois faire et encore moins par où commencer.
Je soupir longuement, évacuant le plus d’air possible de mes poumons pour retrouver un peu d’assurance.
Ma voix déraille un peu quand je parle mais tant pis.
Je lui explique tout ça. Que je n’ai plus rien, pas une once d’argent, rien à part ces livres et mes jambes pour marcher. Que je me demande à quoi ça me sert d’être une daeva vu la situation dans laquelle ça m’a plongée. Que même si j’en sais plus aujourd’hui sur ce conflit ça ne m’avance pas à grand chose… Et pour finir qu’au moment où je devrais partir de cet endroit je ne pourrais rien faire d’autre qu’aller tout droit en espèrant arriver quelque part.
_Tu sais… Quand je suis partie de chez moi, je n’avais pas grand chose non plus. J’ai un peu d’expérience dans le vagabondage, c’est sur que je reste près des chemins et que je ne m’aventure pas là où la faune et la flore deviennent trop agressives, mais ça a de bons côtés. Tu peux faire tout ce que tu veux, penser ce que tu veux, dire ce que tu veux.
_Mouuuuais, je pouvais déjà le faire chez les Lycans
_Ah oui ? Tu pouvais dire à tes anciens qu’ils n’étaient que des abrutis ? Tu pouvais leur dire que leur façon de régir votre tribu était archaïque ? Tu pouvais dire à tes parents que non on ne chasse pas cette espère parce qu’il n’y en a plus assez dans les forêts ? Tu pouvais ?
Mais… C’est qu’elle m’engueule !
Bien sûr que non je ne pouvais pas. Comment l’aurais-je pu ? Le respect elle connait pas ?
_Ca n’est pas du respect Saraban
Hey, j’ai pas parlé à voix haute pourtant !
_Tu lis dans mes pensées ou quoi ?
_Non, mais c’est facile de savoir à quoi tu penses. Ca n’était pas du respect c’était de l’ignorance. A part le minimum vital de la lecture et de l’écriture tu n’as reçu absolument aucune éducation. Tu ne pouvais pas savoir ce qui était bien ou pas, maintenant tu le sais, du moins tu en as une idée. Alors fais en quelque chose de tout ça ! Tu es une daeva tu ne peux pas passer des jours et des jours danc ce taudis à te morfondre au milieu des rats et des immondices. Il va falloir que tu commences ton initiation, que tu trouves une autre raison d’avancer que ton clan, et par pitié il va falloir que tu te laves !
Je la regarde fixement. Ses traits sont très durs en ce moment, mais je n’ai pas vraiment l’impression que sa colère soit dirigée contre moi. Peut importe…
Puisque c’est ce qu’elle veut…
_D’accord, je vais sortir d’ici…
Je vais suivre ses conseils et avancer, même si pour l’instant je ne sais pas pourquoi. D’après ce que j’ai lu chaque Daeva excelle dans un type de combat. Je lâche son regard et me concentre sur quelques brins de paille qui dépasse du « lit ».
_Tu sais ce que c’est un « Aède » ?
La poisse. Il pleut sans arrêt depuis trois jours maintenant. Je suis bloquée ici, c’est miteux, froid, et moche.
Je pousse un long soupir, c’est mieux que rien au moins je ne dors pas dehors mais bon, j’aurais aimé rejoindre le village le plus proche, je n’aime pas devoir chasser pour manger. J’ai englouti toutes les rations que Finagord m’avait laissé.
Je mange quand je suis stressée… Autant dire que je mange souvent… Hum, je me demande si je n’ai pas un peu trop pris des hanches. Bon on s’en fiche, je vais me remettre à lire tiens, ça m’occupera l’esprit.
Je me demande encore pourquoi il m’a donné tout ça. Ces livres personne n’avaient le droit d’y toucher et là, il me les laisse à moi qu’il a bannie…
_C’est vraiment un vieux fou
L’Histoire de la Tour, des Daevas et de leur guerre. Moi qui pensait qu’il ignorait tout de ça parce qu’il refusait toujours de m’en parler. Finalement il doit en savoir beaucoup.
Voyons voir… Il y a certaines choses que je n’arrive pas à comprendre dans tout ça.
Asmodiens, Elyséens et Balaurs sont responsables de ce qui est arrivé. C’est indéniable même si on se rejette la faute sur le dos depuis des siècles. C’est comme ça et c’est tout… Pourquoi il n’y a jamais eu personne pour élever la voix et le dire tout simplement ?
Les Elyséens chassent les Asmodiens… Ca je m’en suis bien aperçue mais l’inverse est aussi très probablement vrai, avec la même violence et la même rage. De même que les Balaurs pourchassent l’un et l’autre peuple…
_Ah ! Que c’est compliqué !
Je me relève rageusement et envoie le livre valdinguer sur ce qui me sert de lit. Je ne comprends pas ! Tout ça c’est n’importe quoi ! Ca fait des siècles qu’on se tape dessus alors que la plupart d’entre nous ne doivent même plus savoir pourquoi, c’est du délire.
Cette histoire m’énerve.
_Comment on peut se trucider pour un truc qui date de… De… De combien de temps d’abord ?! C’est tellement vieux tout ça !
Je regarde nerveusement tout autour de moi, cherchant ma veste des yeux. Je la trouve et ne prends même pas le temps de l’enfiler, la posant directement sur ma tête. Je sors en trombe du taudis qui me sert de refuge, lève la tête au ciel et hurle à la face du monde.
_TOUT CA C’EST N’IMPORTE QUOI. VOUS N’ETES QUE DES ABRUTIS, DES EGOISTES ET DES INCONSCIENTS !!
Ah, ça va mieux ! Bon maintenant je suis trempée, bravo, bien joué Saraban.
Mais il fallait que je le dise ! Plus j’en apprends plus je suis en rogne, je vais mordre le premier type qui passe si ça continue.
Encore faudrait-il que quelqu’un passe dans le coin… Comment me déprimer en l’espace de quelques pensées, bien joué.
_Euh… Ca va ?
Hein ?
Je me retourne vivement, manquant de m’étaler par terre à cause de la boue à mes pieds. Depuis quand elle est là elle ?
Je la dévisage, elle a pas l’air perdue, elle est plutôt jolie…
C’est qui ?
_T’es qui ?
_On ne répond pas à une question par une autre question vous savez
_Je fais encore ce que je veux, et quand on pose une question généralement on répond
_Oui d’ailleurs je n’ai pas eu de réponse
Bon… Inspire, expire, reste calme. Répond lui et ça ira mieux.
_Je vais très bien merci, et vous êtes qui ?, en insistant bien sur chaque syllable, mais si j’ai l’air menaçante… Enfin un peu… Je crois.
Elle m’envoie un sourire chaleureux accompagné d’un petit rire cristallin puis s’approche de moi et me tend sa main.
_Je suis Kaethya Alderan, et ravie de rencontrer quelqu’un qui pense que le monde est peuplé d’abrutis.
_ Ah ! Je suis Saraban Elensar et je suis ravie de n’être pas la seule dans ce cas !
Cette fille est un cadeau du ciel ! Bon par contre… Je fais un demi tour contrôlé et rentre prestemment dans ma sublime masure. J’aime bien parler comme ça, ça me fait toujours sourire.
Arrivée à la porte de lui fais signe de me suivre, et referme derrière elle.
‘Fait trop froid dehors…
_C’est… Spécial ici…
_C’est moche et crade, tu peux le dire. Mais pour l’instant ça me va très bien, je préfère etre ici plutôt que dehors, installe toi où tu trouves de la place, si tu veux à manger il me reste un peu de viande, à boire j’ai de l’eau.
Je m’installe le plus confortablement possible sur ma paillasse et reprend ce livre diaboliquement énervant. Pourquoi se taper dessus alors qu’on a un ennemi commun puissant, dangereux et belliqueux ? Foutu égo de daeva j’te l’dis !
Je jette un oeil par dessus mon livre et voit Kaethya s’installer devant moi, regardant la couverture de mon bouqin.
_C’est une vieille édition du Grand Récit, elle a l’air dans un assez bon état
_Le grand récit ?
_Oui, celui de l’Histoire d’Atreia
_Tu connais des choses sur ça ?!
_Qui ne connaît pas des « choses » sur ça ?
Je gonfle aussitôt les joues, serre les dents et lui lance un regard dangereux… Je boude.
Et bien bravo !
_Moi.
Elle me regarde, l’air suprise et cligne plusieurs fois des yeux. Un visage aussi joli affublé d’une expression aussi idiote c’est assez rigolo à voir.
Mais bref passons… J’y suis pour rien si on a toujours refusé de me parler de ça !
_Bon… Alors commençons par le début…
Je me traîne.
Je n’ai plus très mal, mes blessures guérissent peu à peu… C’est d’ailleurs très étrange comme phénomène. Utile mais peu commun.
Mais qu’est-ce que je me traîne, je suis fatiguée je n’en peux plus.
Il doit être très tard maintenant, la forêt est complètement silencieuse alors que d’habitude si on tend l’oreille on entend beaucoup de bruits différents. Mais là rien, même les animaux se sont tus.
C’est peut-être le bon moment pour réfléchir.
Finalement je le savais non ?
Il parait que l’on peut repérer très tôt un daeva, qu’il développe des qualités et des capacités hors normes. Peut-être que réussir à échapper aux ours, apprendre à lire et à écrire si vite, et avoir cette voix hors du commun ça en faisait partie. J’émets un petit rire nerveux et strident et me laisse doucement glisser le long d’un arbre.
Finagord, sache que je te hais. Toi et ton savoir de vieux fou, tu savais. Après tout, pourquoi se comporter en papi gâteux avec tous les autres et en vieux loup hargneux avec moi.
La Cohésion et la solidarité sont ce qui relie chaque membre du clan des Lycans…
Mes fesses oui, elle est où la solidarité là ? Tu m’as exclue jour après jour sans que personne ne fasse ni ne dise rien.
Finagord, je te hais.
Je suis fatiguée.
Normalement ça devrait être la pleine lune ce soir, j’ai dépassé l’orée du bois depuis quelques temps déjà mais je ne la vois pas… J’aimerais bien un peu de lumière, les quelques arbres qui m’entourent sont encore trop grands pour laisser filtrer quelques rayons, je ne distingue pas grand chose autour de moi.
J’hésite à me relever, j’ai mal jusqu’aux ongles… C’est idiot Saraban on ne peut pas avoir mal aux ongles !
Oui mais j’ai mal quand même… Ah je recommence à me parler à moi-même, c’est que ça va pas si mal que ça, ou alors c’est que je suis proche de la démence.
Misère, on n’a pas idée de se fourrer dans un bourbier pareil. Je vais faire quoi moi maintenant ? Et puis… Il s’est passé quoi après que je sois morte ? Ils sont allés jusqu’où ces fameux Elyséens ?
J’espère que tout le monde va bien. Je ne me fais pas trop de soucis, les loups du clan repèrent le danger à des kilomètres et je suppose que le Portail a dû se voir de loin, ils ont dû avoir largement le temps de se cacher.
Quelle idée aussi de se trouver juste en dessous d’un truc pareil.
Aller, je mets un pied devant l’autre, je me redresse et j’avance. Je titube encore un peu mais ça va, je tiens debout.
Je pousse un long soupir, je sais parfaitement ce qui m’attend à mon retour. Mes blessures seront soignées et ils se demanderont comment j’ai fait pour me mettre dans un état pareil. Finagord se fera un plaisir de le leur expliquer.
Je vais devoir partir d’ici, si on m’avait dit ça il y a des années j’en aurais hurlé de joie. Mais ici, c’est chez moi, je connais cette forêt comme ma poche et beaucoup des faunes qui y vivent sont très précieux à mes yeux, je vais faire quoi si je dois les quitter ? Je vais aller où ?
Je sens un sanglot remonter jusque dans ma gorge et l’étouffe du mieux que je peux, je me frotte les yeux vigoureusement et continue à avancer, ressassant encore tellement de choses.
Vivre en forêt n’a jamais été une vocation chez moi. Mais bon c’est là que je suis née alors je n’avais pas tellement le choix, j’ai fait avec, comme tout le monde.
Mes parents m’ont appelée Saraban, il paraît que ça fait référence à une harde, mon nom lui m’était pour ainsi dire prédestiné. Elensar provient d’une langue très ancienne maintenant disparue et signifie Oraison… Je suis née dans le clan des Lycans, des chasseurs et éleveurs de loups vivant dans une des vastes forêts du territoire Ma. Je pense que mes parents ont dû passer plusieurs années à se demander ce qu’ils avaient fait de mal pour avoir enfanter de quelqu’un d’aussi… Aussi… Aussi moi !
Un rire vient m’étrangler entre deux sanglots.
J’ai passé seize longues années dans cette forêt, à compter les brins d’herbe, à fabriquer des arcs, à chanter à tue-tête au milieu des loups et à m’engueuler avec ce vieux fou de Finagord Berindel. Mais malgré tout, c’est chez moi ici.
Où je vais aller ?
Mais où je vais aller ?!
Je tombe à genoux et commence à pleurer tout mon saoûl, mes yeux cachés au creux de mon coude, mon autre poing aggripant férocement un pan de ma tunique en lambeaux. J’ai mal au coeur, j’ai mal au ventre, j’ai mal aux sens.
_Redresse toi
Je hoquète et me relève vivement sous la surprise. Pourquoi il est là ?
_Finagord, je te hais !
Dans mon état d’épuisement c’est la seule pensée cohérente que j’arrive à exprimer, tout le reste n’est que fouillit dans mon esprit.
Mais je le hais tellement, ce vieux fou, malingre et décharné. Je le hais pour ce qu’il savait, pour ce que je suis, pour m’avoir écartée jour après jour, et je le hais encore plus pour ce qu’il s’apprête à me dire.
Je le vois s’approcher de moi, le bâton de marche collé d’habitude à sa main a disparu, à la place un gros sac en toile l’empêche de se mouvoir comme il le voudrait.. Je vois bien qu’il peine à apporter ce… Truc jusqu’à moi, mais il est hors de question que je l’aide à m’envoyer en exil. Tu peux crever vieux rat.
_Saraban écoute moi bien. Nous allons partir, les Elyséens ne sont pas parvenus jusqu’à nous mais je refuse de rester ici après qu’un Portail se soit ouvert sur nos terres. J’emmène tout le monde avec moi, tes parents, tes louveteaux, tes amis, tout le monde tu entends ? Toi, fais ce que tu veux, tu es une daeva maintenant tu ne peux plus prétendre à une place au sein des Lycans.
_JE TE HAIS ! VIEUX FOU ! SENILE ! ARROGANT !
J’ai tellement de haine pour cet homme, tellement de rage que je voudrais le tuer. Mais tout ce que je fais c’est me remettre à pleurer de plus belle, encore plus fort, je ne peux plus retenir mes gémissements, mes sanglots ni même mes cris. De nouveau je m’écroule à terre, frappant le sol aussi fort que mon corps me le permet, aussi fort que mon coeur le puisse. J’ai tellement mal… Mal d’être abandonnée alors que j’aurais tout fait pour les protéger, j’aurais tout fait.
Il se rapproche encore de moi, laisse tomber le sac à terre et s’accroupit devant mon visage en feu. Il essaie de poser sa main sur ma tête, je le repousse violemment et l’injure de toutes les façons que je connaisse.
_Les Daevas attirent les Daevas. Reste parmis nous et c’est une nuée d’ange qui s’abattra sur notre clan. Je ne laisserai pas faire ça. J’ai mis dans ce sac tout ce dont tu pourrais avoir besoin, il va falloir que tu avances Saraban. Mais personne ne dit que tu dois le faire seule. La Cohésion et la Solidarité tu peux les récréer, trouve les bonnes personnes.
Je le vois se redresser en grimaçant. Il m’adresse un de ces regards que je n’ai jamais compris et se retourne. Il s’éloigne et peu à peu je ne le distingue plus, s’engouffrant dans l’obscurité de la nuit.
Je reste là à regarder devant moi pendant de longues minutes avant de réaliser ce qui vient de se passer. Je me redresse rapidement et regarde tout autour de moi, je cherche quelque chose, quelqu’un, n’importe quoi. Mais je ne trouve rien, je sens de nouveau des soubresauts dans ma poitrine et retiens à grand peine de nouveaux pleurs… Arrête, arrête de pleurer ! Arrête !
Saleté de conscience ! Tu crois que c’est facile ?! Je renifle bruyamment et arrache rageusement un des morceaux de ma tunique pour m’essuyer le visage. Heureusement qu’il fait nuit, je dois être affreuse, voire pire que ça.
Aller on se reprend. Expire, inspire. Voilà.
Tout va bien.
Non ! TOUT, ne va pas bien !
Je me dirige vers le sac et l’ouvre rapidement. Il y a des vêtements, youpi je vais pouvoir me changer, chouette ! L’ironie, ma meilleure défense. De quoi manger et boire, du moins un peu, et… Des livres ?! Génial le kit de survie du vieux fou ! Merci !