Archive pour décembre 2010
Cinq petits jours s’étaient écoulés depuis leur retour. Si petits et pourtant si fastidieux, si pesants. Il lui semblait que les heures s’égrainaient avec la lourdeur d’un chariot empli de plomb. Elle n’avait toujours pas rouvert la bouche, pas un seul mot l’avait franchi la barrière de ses lèvres.
Qui l’aurait écoutée de toutes façons ? Son père se complaisait de chagrin dans le récit nuageux de sa mère. Les domestiques osaient à peine la regarder, si profondément touchés qu’ils pussent paraître. Et sa sœur… Tendre et chérie petite sœur… Son regard n’était plus que flammes et rancœur. Elle avait du mal à s’y faire, elles qui s’étaient tant aimées. Mais non. L’ancienne vérité devait devenir un mensonge. Il ne fallait pas qu’elle y pense. Tout ceci n’était plus. Tout ceci n’avait jamais été.
Malgré tout… Sans pour autant comprendre, elle pensait enfin toucher du doigt les sentiments de sa jumelle. Tant de haine…
Ses pieds dansaient dans le vide au rythme de la balancelle. Le corps avachi entre les coussins rendus humides par la rosée du matin. A la voir comme ça, inerte et le regard perdu sur l’horizon dessiné par les haies, on aurait pu croire que le couinement du bois la berçait. Mais il n’en était rien. Ce bruit répétitif et agaçant elle ne l’entendait même plus, toute plongée qu’elle était dans ses souvenirs. De loin elle ressemblait à une poupée grandeur nature, figée, marmoréenne.
Dans ses songes éveillés elle entendait de nouveau leurs rires à toutes trois lorsqu’elles courraient au milieu des blés fauchés, elles revenaient toujours avec des éraflures jusqu’aux genoux mais rien à faire. Le Lendemain elles recommençaient. Elle sentait les odeurs presque charnelles de la terre, puis la suavité des peaux enfantines lorsqu’elles se vautraient ensembles dans les monticules de feuilles.
Que de souvenirs. Qu’il fallait enterrer.
Une légère brise emmêla ses cheveux roux et balaya quelques mèches en travers de son visage. Elle n’esquissa pas le moindre mouvement. Un craquement se fit entendre au derrière d’elle. Pas un de ses muscles ne tressaillit. Elle savait bien que ce moment devait arriver. Il avait même trop tardé. La sentence n’en serait que plus douloureuse.
Du haut de ses quatorze années la cadette était tout aussi fine et ténue que ses sœurs à son âge. Mais il exultait d’elle une violence sans pareille que même elle, aujourd’hui engourdie mais auparavant si sauvage, ne pensait égaler. Bien que tout ceci n’ait été qu’un nouveau mensonge. Mais il lui fallait bien entrer dans la peau du personnage.
Son pas était léger, la pelouse molle et humide engloutissait le bruit de ses souliers vernis. Sans un mot, dans le plus félin des silences, la plus jeune vint s’installer à côté de sa, désormais, seule grande sœur. Elle ne la regarda ni ne fit attention à elle. D’une impulsion légère elle activa le mouvement de la balancelle. Malgré tout son corps restait tendu, elle était assise au bord des coussins, prêtre à partir en courant.
Un frémissement léger des narines lui apporta la senteur sucrée de sa cadette, effluves de bonbons rouges. Elle voulu sourire, elle avait toujours aimé ce parfum d’enfant, mais quelque chose l’en empêcha. Une pression sur sa gorge et une ombre devant elle. Des yeux si bleus, si clairs. Des mains si fines, si tendres. Son corps se réveilla subitement et elle se débattit.
Ses yeux se révulsèrent et son bras se ranima brusquement. Un claquement bref et elles furent toutes deux au sol. Son souffle était rauque, chaque respiration la brûlait. Sa tête fut violemment tirée en arrière, quelques uns de ses longs cheveux durent rester entre les doigts de la plus jeune. Elle ouvrit la bouche pour crier mais rien ne sortit. Projetée à terre, sur le dos, une masse furieuse s’abattit sur elle et une pluie de coups termina de l’abrutir.
La dernière pensée cohérente qui l’effleura fut qu’elle ne voulait pas mourir là. Partout sauf ici.
Ce fut une main chaude sur son front glacé qui la tira de son sommeil quasi comateux. Aussitôt elle ressenti la froidure de la terre sous elle, la morsure du vent qui accentuait encore son impression d’être une sculpture de glace. Ses paupières tressautèrent à plusieurs reprises et elle coassa plus qu’elle n’articula le prénom de son père. Son visage inquiet était pour l’heure son seul horizon et elle senti son cœur se presser et sa gorge se tordre en pensant à ce que toutes les femmes qui disaient l’aimer lui faisaient subir en ce moment même.
Elle éclata en sanglot. La chaleur de ses larmes réveilla son visage et malgré toutes les pointes de douleurs qui avivèrent son corps elle se pendit à son cou alors qu’il la relevait.
Le reste alla très vite. Confrontation il y eut. Mais la mère défendit la cadette. Il n’y eut rien à ajouter à cela. Elle était devenue la paria. Celle qui était de trop. Celle dont l’ombre ne pourrait jamais cacher le manque qui désormais se ferait ressentir.
La soirée fut longue, la nuit fut blanche, l’aube fut inespérée.
Au petit matin elle n’était plus là.
« … elles s’imposent »
Le retour s’était passé dans un silence profond, religieux… Non, le mot n’était pas bon. A vrai dire cela n’avait même pas été un silence. Le chemin du retour, sans sa sœur, n’avait rien été d’autre qu’une oraison funèbre dont les notes étaient le claquement des sabots sur la terre, le craquement du bois des roues et la voix détestée de sa mère qui lui disait de ne rien dire. Jamais. De se taire. Pour toujours.
Elle n’avait même pas pensé à ouvrir la bouche, à expliquer ce qu’il s’était passé là-bas dans ce désert infecte, inconnu. Meurtrier. Sa mère lui intimait le secret et elle le respecterait. Non pas parce qu’elle avait peur mais parce qu’une erreur avait été commise. Le choix n’avait pas été le bon. Ils s’étaient trompés. Désormais sa vie ne dépendait plus que de son silence.
Elle s’était mordu la lèvre jusqu’au sang, à tel point qu’elle avait senti ce liquide ruisseler sur son menton et perler dans son corsage. Elle ne l’avait pas fait par souffrance, ni même par rage. Juste par honte. Une honte odieuse, sournoise qui lui hurlait que c’était de sa faute, qu’elle devait y retourner, dire la vérité, rétablir le cycle des choses. Mais sa sœur était morte, et avec elle le secret.
Sa sœur, sa moitié, l’amour fondamental de sa vie. Son reflet sans miroir.
La voiture devait mettre quatre jours à parcourir la distance qui la séparait de leur chambre, leur lit, leurs jouets et leurs livres. Tout ce qui avait toujours fait qu’elles étaient deux et qui dès lors marquerait le fait qu’une avait disparu. Elles avaient deux semaines de retard et durant ces longues journées elle avait imaginé sans peine l’angoisse de son Père et la colère de sa jeune sœur. Et pendant tout ce temps elle n’avait pas réussi à savoir lequel des deux était le pire.
Non pas par empathie pour eux, mais parce que tout ceci n’était que mensonge et macabre mise en scène orchestrée par sa marâtre de mère. Tout du moins c’était ce que cette dernière croyait. Et c’était ça le pire.
Au soir du dernier jour de voyage elle avait guetté les premiers signes qui lui rappelaient sa contrée. Les premiers arbres, les premiers champs, les premières maisons et pour finir… Les derniers mètres. Tous les deux étaient là sur le pas de la porte, entourés de toute cette escorte de domestiques que sa mère abhorrait. Elle l’entendit se racler la gorge et se préparer, c’était son heure, le public n’attend jamais.
Sa mère s’était jetée dans les bras de son père, le pauvre homme avait dès lors affiché un regard désemparé. Il avait été noyé sous les larmes et les paroles confuses de sa femme. En quelques secondes à peine la fausse reine avait instillé dans le cœur du grand roi et de la petite princesse le doute ineffable du désastre. Et ils y avaient crû.
Silencieuse, effacée, imprégnée plus qu’elle ne le soupçonnait par la souffrance, elle finit par descendre elle aussi du fiacre. Un regard noyé de miséricorde lui parvint de son père, un autre empreint d’une rancœur si sourde qu’elle ne le reconnu pas de prime abord. Avant il ne lui était jamais adressé. Secrètement elle avait espéré que sa dernière sœur comprenne, que son esprit défasse la part de secret. Mais il n’en fut rien.
Puis elle fut soulagée. Le mensonge perdurerait.
Le trio en larmes finit par rentrer dans l’imposante demeure familiale. Le dernier morceau, l’âme lacérée, se laissa porter par les serviteurs, finalement incapable de mettre un pied devant l’autre. Ce n’était que maintenant, après deux semaines, que la réalité la frappa de plein fouet. Là, dans ce lieu où elles avaient toujours été ensembles, il ne restait plus qu’elle. Conseil de famille, récit entravé de sanglots factices et de larmes invoquées, prise de conscience.
La soirée fut longue, elle n’ouvrit pas la bouche une seule fois. Elle sentait le feu dans le regard de sa sœur lui lécher le visage, lui dévorer le cerveau et lui consumer les sens. Dans cette grande pièce elle étouffait. Dans cette maison immense elle suffoquait. Il lui fallait de l’air, de quoi respirer, il lui en avait toujours fallut. Mais aujourd’hui, aujourd’hui, sa bouffée d’oxygène au milieu de cette mare de mensonges n’était plus là.
Sa chaise avait basculé, son corps tout entier avec, elle n’avait pas sentit son crâne percuter le sol, elle n’avait pas sentit ses dents sectionner un bout de sa langue. Les convulsions furent longues, lui a-t-on rapporté. Pourtant elle se rappelle avec la plus grande clarté de cette pensée qui l’irradia, l’embrasa complètement jusqu’à consumer toute autre idée.
S’enfuir. S’enfuir d’ici. S’enfuir loin. Pour vivre. Pour garder le secret.