Archive pour décembre 2011

« Elle croit que tout change, et seule elle a changé. »
Bernard-Joseph Saurin.

-La poisse… marmonna t-elle pour elle-même.

Il pleuvait depuis des heures et les abords du Lac Tunapre ressemblaient plus à une pataugeoire qu’à une grande plaine verdoyante. D’ici elle entendait les braillements excédés des Spriggs à qui on avait encore chapardé tous leur grain.

Un brax passa près d’elle et s’ébroua sans lui adresser un seul regard… La laissant pour le coup non seulement détrempée mais aussi couverte de boue. Sa main se serra sur la hampe de son arc, elle allait t’en faire une montagne de steak de ce fichu animal !

-J’ai trouvé !

Bon. Les steaks seraient pour plus tard. D’un pas lent elle se dirigea vers son compagnon d’infortune, aussi trempé qu’elle. Il lui désignait du doigt une vieille boîte à moitié ensevelie dans la boue.

-Sérieusement ? Il nous envoie sous la flotte pour récupérer ça ?
-Bah apparemment un des gars l’a laissée tomber lors d’un voyage en transporteur, y avait des trucs à lui dedans.

Lumen détestait cordialement Osmar, elle le trouvait suffisant, orgueilleux et bien trop futé à son goût. Il la mettait hors d’elle chaque fois qu’il l’ouvrait.

-Bon aller on lui ramène son truc, je suis morte de froid.

A deux ils déblayèrent la terre, rendue lourde et collante par la pluie, qui avait à moitié recouvert le coffret de bois. Celui-ci était en bon état vu la chute qu’il avait fait.

Elle soupira, elle était venue à Ishalgen pour voir un peu le monde, découvrir autre chose, et finalement elle s’était retrouvée enrôlée dans la bande d’Ulgorn. La moitié étaient des trouillards et des paresseux et l’autre des petits chefs pleins de prétentions et d’amour propre. A part deux ou trois qui sortaient du lot, elle n’avait trouvé personne avec qui se lier. Ca la déprimait. Lumen avait du mal à l’admettre mais elle était un animal bien plus sociable qu’elle ne l’aurait crû.

-Tire encore un peu ! Vas y ! encore quelques efforts et bientôt le coffret fut entre leurs mains. L’autre lui tendit pour qu’elle le porte mais elle lui lança un regard torve.
-Compte là-dessus…
-Rah t’es chiante, c’est toujours moi qui trimballe tout.
-Fallait naître du sexe faible, ça donne certains avantages et des avantages certains.

Elle ricana mais s’arrêta bien vite. Il faisait tellement froid qu’elle en avait mal aux doigts et dans toutes les articulations. Elle joignit ses deux mains et souffla dessus un moment. Ils rentrèrent en silence, lui trop occupé à ne pas tomber sous le poids de sa charge, elle perdue dans ses pensées.

Elle râlait beaucoup à propos d’Ulgorn et de sa bande mais elle avait fait bien plus de progrès ici en quelques mois qu’en des années à Altgard ou à Basfelt. Elle était maintenant capable de décocher des flèches chargées d’éther qui faisaient pas mal de dégâts -elle était très fière de ça d’ailleurs- mais aussi de poser quelques pièges efficaces et surtout, surtout, elle avait appris comment confectionner des armures de cuir… Et contrairement à Dalor elle adorait ça, elle en retirait une grande satisfaction, le sentiment profond d’être capable de créer quelque chose.

C’est avec un sourire stupide collé au visage qu’elle arriva enfin à Aldelle. Malgré la pluie l’agitation était à son comble, curieuse elle se dirigea vers Vanar, il savait toujours tout sur tout lui.

-Y a des nouveaux venus, tu devrais aller voir, ça va t’intéresser.

Lumen esquissa une petite moue sceptique : à moins qu’on lui rapporte des vêtements neufs ou des pâtisseries elle n’était pas certaine de trouver intéressants ceux qui venaient d’arriver. D’un pas rendu lourd par la boue elle se dirigea vers le petit attroupement qui s’était formé au centre du village, elle discerna quelques têtes mais ne reconnu personne jusqu’à…

Elle resta plantée là quelques instants, pantoise, ne pensant pas revoir son visage un jour. Il n’avait pas vieilli, toujours aussi fringuant… Enfin autant qu’un prêtre puisse l’être évidemment.

Ulgorn passa discrètement derrière elle, un sourire satisfait au visage, et lui pressa une main sur l’épaule.

-C’est l’heure on dirait ?

« L’oisiveté engendre le plaisir et le plaisir détourne petit à petit du devoir. »
Max Jacob.

Une main chaude et légère se posa sur sa hanche nue avant de glisser lentement dans le creux de ses reins lui arrachant un véritable ronronnement. Elle n’ouvrit pas les yeux mais s’avança et se blottit encore un peu plus contre ce corps doux et suave. Elle n’avait pas envie de se réveiller, elle était bien là, dans sa bulle.

La caresse se mua alors lentement en chatouilles, la pulpe des doigts se fit véritable arme et le réveil devint bientôt obligatoire. Elle pesta pour la forme mais se résigna bientôt à ouvrir les paupières, dévoilant à son bourreau ces billes bleues que formaient deux yeux de chat. Elle s’étira de tout son long, dévoilant ses formes voluptueuses au travers du drap.

-J’ai jamais compris pourquoi tu avais tant de mal le matin.
-C’est pas spécialement le matin expliqua t-elle d’une voix rendue pâteuse par le sommeil. C’est juste… Que j’aime pas me réveiller, peu importe l’heure.

Son bellâtre se leva bel et bien lui, avant de disparaître dans une des pièces adjacentes. Elle le trouvait toujours aussi beau même après plusieurs années à ses côtés. Et en plus il avait cette faculté dingue à toujours avoir la peau brûlante, ce qui s’avérait fort utile quand on vivait à la forteresse d’Altgard.

Elle soupira légèrement, qu’allait-elle faire aujourd’hui ? Il faudrait qu’elle s’entraîne, elle ne l’avait plus fait depuis quelques jours et à force elle allait rouiller. Rungnir allait encore lui mettre la tête au carré parce qu’elle ne s’était pas présentée depuis deux jours. Nouveau soupir. Qu’elle idée elle avait eu de rejoindre la milice humaine d’Altgard alors qu’elle pouvait passer ses journées au chaud, douillettement installée chez son homme.

-Tu vas en prendre pour ton grade tu sais, entendit-elle de l’autre pièce. Allons bon, s’il s’y mettait aussi elle n’était pas sortie de l’auberge.
-Flemme… Et puis j’en ai marre de crapahuter dans la neige et le froid. C’est facile pour eux, les Daevas, ils sentent plus rien, ronchonna Lumen.
-C’est pas ce que j’ai entendu et puis… Une tête apparue dans l’embrasure de la porte, tu n’avais pas le « don » où je ne sais pas trop quoi ?
-Mmmm-ouais… Y a un vieux schnock qu’est venu à Basfelt un jour, m’a dit de me tenir prête et de m’exercer. Je l’ai fait et…
-Et ?
-Et je suis là, dans ton lit, et les seules plumes sont celles des oreillers.

Il haussa les épaules et disparut de nouveau derrière un pan de mur.

-Et ça dure depuis des années… murmura t-elle pour elle-même, amère.

Peut-être était-ce sa faute. Peut-être avait-elle abandonné en se laissant aller. Au début quand elle était venue à Altgard c’était dans l’unique but de devenir encore plus forte, d’acquérir encore plus de pratique, d’endurance et de maîtrise. Être capable de manier l’éther, de le ressentir et d’en faire un usage toujours plus précis… Mais elle y avait trouvé autre chose : une vie -certes entourée de neiges éternelles- mais aussi animée, joviale et légère. Personne ne la connaissait, personne pour l’affubler de pseudonymes débiles… Personne. Même pas elle : elle s’était perdue en route, au milieu des coussins, des nuits blanches et des tours de garde.

Avec des mouvements lents elle se releva et entreprit de s’habiller. Il fallait qu’elle se bouge comme disait son père, qu’elle s’active. Elle n’avait pas quitté Basfelt pour rien, elle avait eu une raison de tout laisser derrière elle : un but. Et il était plus que temps de le poursuivre de nouveau.

Arc et flèches étaient toujours près de l’entrée, elle s’en équipa avec plus ou moins d’entrain car même avec la meilleure volonté du monde… Elle détestait crapahuter dans la neige.

« Rien ne s’est fait de grand qui ne soit une espérance exagérée. »
Jules Verne.

Encoche. Bande. Vise. Relâche. Encoche. Bande. Vise. Relâche. Encoche. Bande. Vise. Relâche. Encoche. Bande. Vise. Relâche. Encoche. Bande. Vise. Relâche… Elle en avait mal aux bras et les doigts ensanglantés. Mais rien n’y faisait, elle ne pouvait pas s’arrêter. Il fallait qu’elle arrive à toucher le centre ! Il le fallait !

Elle grogna de mécontentement quand son voisin atteignit sa cible de paille en plein cœur, lui passa au travers et se planta dans un arbre.

-Tu vois, c’est pas si compliqué ? Dit-il à son attention, obséquieusement complaisant.
-Ta gueule, chasseur de seconde zone répliqua Lumen en décochant une nouvelle flèche… Qui se ficha à 2 cercles du centre.

Quoi qu’elle fasse, peu importe le temps qu’elle y passait, peu importe la douleur qui traversait son corps à force de s’entraîner, elle n’arrivait pas à atteindre le centre. Et pourtant c’était pas faute d’y passer plusieurs heures par jour depuis près de trois ans. Elle avait rejoint les sentinelles de Basfelt après le départ du prêtre, et depuis elle mettait tout son cœur à l’ouvrage, s’astreignant chaque jour qu’Aion faisait à toucher cette foutue cible, à essayer vaille que vaille de transpercer la tâche rouge qui en occupait le milieu. Mais ça n’était encore pas aujourd’hui qu’elle y arriverait.

Une bouffée de colère la submergea et elle envoya valser tout son attirail : flèches, carquois et arc. Elle déversa toute sa colère sur le chasseur, l’envoyant au diable ou à n’importe quel Seigneur Dragon.

-Dis donc il t’a rien fait ce pauvre garçon ! Fusa alors une voix connue. Elle darda un regard de braise sur son père, le trouva tellement ridicule avec ses sacs d’avoine, ses pots de miel et tout le reste qu’elle s’en prit à lui, lui explosant au visage tout ce qu’elle pensait -ou non- de lui, de ses manies, de son métier, de sa personne. Il fallait qu’il arrête de la couver, de la surveiller, d’essayer d’en faire une dame ou elle ne savait trop quoi de bienséant et d’aimable. Il fallait qu’il arrête !
-Je n’essaie pas de…
-Bien sûr que si ! Tu ne fais que ça ! Tu crois quoi ? Que tu vas remplacer la traîtresse ? Parce que c’est ce qu’elle est tu sais ! Arrête de croire qu’elle va revenir ! Le visage de son père devint blanc avant de s’empourprer de colère mais il n’eut pas le loisir de dire un seul mot, Lumen continua à déverser toute sa rage.
-Tu sais comment on m’appelle ? Hein ? Tu le sais ? La Fille de Léphar ! Voilà comment on affuble ta fille maintenant, je préférais encore la trique !

Quoiqu’aujourd’hui elle n’en avait plus grand chose, d’une trique. Toujours aussi grande, mais délicieusement formée, elle qui avait tant espéré qu’on l’admire, qu’on la trouve belle… Elle en avait parfois assez qu’on la reluque sous tous les angles. D’un geste rageur elle ramassa une flèche et son arc. Encocha, banda, visa et relâcha. En plein dans le centre.

-Une flèche pour celle qui est partie. Elle ramassa une autre flèche et recommença. Le centre, de nouveau.
-Une pour chaque balaur, chaque engeance qui foule nos terres et nous oblige à nous terrer.

Lumen continua ainsi, flèche après flèche, à cribler sa cible. Elle était maintenant seule depuis longtemps, il faisait nuit. Elle encocha alors l’unique et dernière flèche en bon état qui était encore à ses pieds et pris le temps de viser correctement. Son buste se raidit, ses bras se tendirent et elle ne quitta pas la cible des yeux… Sans savoir vraiment pourquoi elle mit plus de temps à relâcher celle-ci mais quand elle le fit une chose étrange se passa : dans le sillon de la flèche se dessina une traînée luminescente. Lumen se rapprocha de la cible et constata qu’un léger halo entourait sa dernière flèche, mais le temps de cligner des yeux la lumière avait disparue. Elle fut surprise, regarda ses mains puis son arc… Non… Ca venait bien d’elle.

Elle prit une nouvelle contenance, toute fière et suffisante :

-Une pour Léphar. Sa première manipulation d’éther. Sans ni le savoir ni le vouloir. Il était temps de partir.

« Si la fortune vient en dormant, ça n’empêche pas les emmerdements de venir au réveil. »
Pierre Dac.

Il faisait une chaleur étouffante, suffocante, mais elle s’en moquait bien. A vrai dire elle adorait même ça, les voir tous se masser les uns contre les autres, se presser, se blesser, se heurter, tandis qu’elle passait au milieu d’eux sans leur daigner un seul petit regard.

Le Temple avait beau être immense rien ne semblait vouloir contenir cette foule en délire qui l’acclamait. Par Aion que c’était bon de les voir tous autant qu’ils étaient ramper devant elle, supplier, quémander.

Elle inspira longuement, satisfaite et victorieuse, avant d’entamer les derniers mètres qui devaient l’emmener à la consécration. Balder lui souriait, elle pourrait peut-être l’appeler par son prénom espéra t-elle. L’heure était enfin venue. Enfin.

C’était son heure.

-DEBOUT MARMOTTE !

Son univers tout entier s’effondra alors soudainement, sa conscience remontant à la surface, quelques mouvements lui apprirent que ce qui était sa superbe robe n’était que le drap rêche et blanc de son pauvre lit dans sa pauvre chambre de sa pauvre maison.

Elle grogna férocement, renfonçant sa tête dans l’oreiller, bien décidée à retourner dare-dare à Pandemonium pour se nourrir des acclamations. Mais c’était sans compter sur son paternel, bien décidé à lui infliger un de ces réveils parfumés à la bouillie d’avoine. Une main se posa sur sa hanche et la secoua sans ménagement.

-Tu vas être en retard, lève toi !

-En retard pour quoi ? Maugréa t-elle, de mauvaise humeur.

-Tu sais bien, y a le type des Daevas qui passe à Basflet aujourd’hui, pour le repérage de je-sais-pas-quoi… Bon sang Lumen c’est toi qui m’en a parlé, bouge toi un peu !

La jeune fille émergea alors telle une trombe de sous ses draps, elle avait oublié ! Maudis rêves, maudites chimères ! Ses longs cheveux blancs cascadèrent sur ses épaules décharnées, elle était grande pour son âge, beaucoup trop, et plate comme une limande, le visage anguleux, les yeux trop petits et la bouche trop grande. Pas étonnant qu’elle rêvât toutes les nuits d’être quelqu’un d’autre.

Mais aujourd’hui elle devait être repérée ! Il le fallait ! Ce prêtre ou peu importe qui il était ! Il devait voir qu’elle avait du potentiel, il devait voir qu’elle serait une daeva ! Ni une ni deux elle enfila ses vêtements, avala en deux coups de cuillère tout le contenu de son bol d’avoine et fila sans demander son reste… Ni même se coiffer.

-Hey vlà la trique qui rapplique ! Entendit-elle alors qu’elle arrivait -essoufflée- devant le transporteur du village. Elle voulu répondre mais n’en eut pas le loisir, la propriétaire de cette charmante réplique se retrouva le cul par dessus la tête en deux temps trois mouvements. Une esclaffade générale suivi ce… Retournement de situation !

-On surveille son langage aujourd’hui ! Lui asséna Chida, une des chasseresses du village.

Le prêtre était déjà là, il avait l’air de passer en revue tous ceux qui s’étaient attroupés autour de lui. Sa tête faisait « non » et « oui », puis ses mains faisaient « peut-être » et « sûrement pas » mais il ne disait rien. Son manège dura longtemps, trop pour certains qui finirent par s’éloigner ne laissant plus qu’une poignée d’intéressés aux côtés du prêtre. Il était jeune pensa Lumen, ou du moins le semblait-il. Perdue dans ses pensées elle mit quelques secondes avant de s’apercevoir qu’il s’était campé devant elle. Elle ouvrit des yeux éberlués avant de se reprendre et émit un tout petit « oui ? »… Qui ne reçut en réponse qu’un vague reniflement sec.

-Je m’occuperai de vous plus tard finit-il par déclamer dans un souffle avant de s’éloigner vers le centre du village.