Archive pour la catégorie ‘Amaraude Tristesort’
Depuis combien de temps s’échinait-elle à tendre cette fichue corde ? Un coup d’oeil rapide aux nombreuses entailles présentes sur ses doigts lui donna un semblant de réponse. Des heures. A vrai dire elle était assise sur ce rocher avec son arc et des tas de cordes de rechange depuis bien avant le levé du soleil… Et maintenant il était en train de se coucher le soleil.
Elle rumina avec acharnement contre cette fichue corde qui refusait de se tendre et tira de nouveau dessus de toutes ses forces. Trop fort sans doute. Un cri qui tenait plus de la surprise que de la douleur effraya les quelques talbuks qui s’étaient approchés et un grognement guttural se fit entendre, signe que les poissons aussi avaient pris peur à cause d’elle.
Amaraude se releva d’un mouvement bref et rageur, elle jeta l’arc à ses sabots et sauta de son promontoire avant de s’avancer d’un pas décidé vers la source du grognement. Une masse verte recouverte de peaux et de fourrures se trouvait à quelques mètres, une longue canne coincée entre ses orteils calleux et rabougris. Lorsque la draeneï fut suffisamment proche elle se laissa tomber de toute sa hauteur sur l’herbe à côté de la créature.
- T’as fait peur aux poissons bougre d’ogresse mal-léchée… bougonna la forme totalement immobile.
- T’as qu’à m’aider au lieu de pêcher
- Je passe mes journées à ça, t’aider maugréa t-il
- Et ben c’est pas assez vieil orc grognard
Elle n’obtient pour seule réponse qu’un grommellement indistinct qui montrait tout ce qu’il pensait de la dernière phrase d’Amaraude.
Celle-ci s’installa un peu plus confortablement sur l’herbe, ses yeux blancs se fixèrent sur le ciel, détaillant les étoiles naissantes et les couleurs propres au crépuscule des plaines de Nagrand. Un léger soupir se fit entendre et l’orc émit alors une sorte de ronflement approbateur.
- On est bien ici hein, la cornue
- Ouais, peau verte
Il n’y avait que de la vérité dans ces dernières paroles. Elle se sentait bien plus chez elle ici qu’à n’importe quel autre endroit qu’elle avait pu voir ou visiter. Le bruissement de l’herbe dans la brise du soir naissant, le clapotis de l’eau autour de la ligne, le claquement étouffé des sabots des talbuks qui paissent non loin… Le tout sous la voute céleste de cette planète qu’elle considérait maintenant comme sa demeure.
Il n’y avait guère que ce fichu arc et ces fichues cordes pour la mettre en rogne. Mais certainement pas assez pour assombrir ce tableau formidable de liberté absolue. Ce n’était qu’un contre-temps minime dans son apprentissage. Elle tourna doucement la tête vers ce vieil orc qu’elle considérait comme le seul maître qu’elle aurait jamais pu avoir. Elle l’avait connu alors qu’il savait à peine courir, et maintenant le temps avait fait son œuvre sur lui comme sur tous ses semblables. Il vieillissait chaque jour un peu plus, sa force massive et brute s’atténuant à chaque nouvelle aurore. Comment cet être qui n’aurait finalement vécu que le temps de s’en apercevoir pouvait-il lui apprendre tant de choses sur la Vie ?
Que ferait-elle après ? Elle qui avait toute l’Eternité pour se souvenir de ceux qui allaient mourir ?
- Tu chasseras
Un mince sourire se dessina sur les lèvres de la draeneï, mais c’était bien suffisant pour y lire tout le bien qu’elle pensait de ces deux mots.
- Comme tu me l’as appris
Amaraude se releva doucement, retira les brins d’herbe de sa chevelure sombre et posa sa main quelques secondes sur l’épaule du vieil orc. Mahuno devait l’attendre.
- A demain
Il ne répondit rien, ou tout du moins elle était déjà trop loin pour entendre sa réponse. Elle fila jusqu’à Telaar portée par ses jambes puissantes de draeneï et par toute la connaissance qu’elle avait acquise de ce terrain depuis qu’elle y avait posé le sabot. Un grain de poussière pour un être comme elle. Plusieurs générations de joies et de souffrances pour n’importe quel orc des tribus voisines.
Comme elle l’avait supposé Mahuno guettait son arrivée sur le pas de la porte. Un sourire pour l’interpeler, un baiser pour l’accueillir et quelques mots susurrés pour l’attacher un peu plus à lui. Elle que rien ne pouvait entraver.
Il n’y a pas d’héroïsme sans cicatrices.
Elle guettait les rondes des gardes depuis quelques jours, cherchant en vain comment passer sans être vue. Tapie dans les hautes herbes des plaines de Nagrand elle passait inaperçue, mais pour combien de temps ? Ils allaient bien finir par remarquer que les talbuks ne s’aventuraient pas là où elle était cachée.
Elle soupira et s’adossa contre le rocher le plus proche, ne sachant pas vraiment comment procéder. Elle était partie depuis des années, n’avait revu aucun d’entre eux depuis l’accident. Elle fronça les sourcils et grimaça, comment allait-il réagir lui ? Allait-il la provoquer comme d’habitude ? Ou bien l’ignorerait-il ? Ce serait logique, elle avait abandonné tout le monde, même si pour elle ce n’était pas si évident.
Elle planta ses ongles dans la terre encore molle des dernières averses et ramassa une poignée de terre avant de la lancer devant elle. Elle se releva, essuya sa main sur son pantalon de cuir usé et, le regard décidé mais pas franchement rassuré, elle s’avança vers le pont principal de Telaar.
Une patrouille l’arrêta. Elle reconnue la plupart d’entre eux et resta muette, les toisant les uns après les autres .
L’un d’eux s’avança et pris la parole.
- On t’as cherché partout. On avait besoin de toi ici, t’étais où ?
- Nulle part et partout…
Le draeneï grommela quelques mots et lui fit signe de la suivre.
Je t’emmène voir Mahuno
Elle grimaça de nouveau en entendant ce prénom mais obéit au garde. Meraak, il n’avait pas vraiment changé.
Il la conduisit vers un des bâtiments principaux de la ville de fortune. Elle avait été construite à la va-vite après l’accident. Elle se doutait qu’à ce moment le strict minimum suffisait amplement, le temps n’était pas au luxe des demeures.
Ils marchèrent quelques minutes sans échanger un seul mot, Meraak devant et les autres gardes derrière elle. Elle renifla.
- Je suis une prisonnière ou quoi ? Vous avez peur que je reparte ?
- Ne sois pas méprisante, tout autant que les autres tu aurais dû nous aider à construire, à soigner… Tu as préféré partir, tu n’as pensé qu’à toi.
Un bâtiment immense s’imposa devant eux, la cime en forme de cône semblait vouloir monter jusqu’au ciel et des cristaux dépassaient des murs, semblant maintenir la construction.
Meraak s’adressa à une draeneï entrain de ranger des livres et des parchemins à côté de l’entrée.
- Mahuno est là ? Je dois le voir, maintenant.
Elle acquiesça, lança un regard rapide à Amaraude, et monta les escaliers rapidement avant d’en redescendre quelques secondes plus tard, suivie d’un draeneï en parure mauve, finement brodée et rehaussée de fils bleus étincelants.
- Qui avons nous là… Revenue d’entre les morts Amaraude ? J’avais noté ton nom dans la liste des morts.
- Et bien tu peux me rayer de ta liste, je me porte bien dit-elle d’une voix sèche en fixant sévèrement le nouveau venu.
- Après tout ce temps, je pensais que tu te serai montrée moins agressive.
Tu penses mal.
Le draeneï soupira et fit signe aux gardes de s’éloigner, « je m’en occupe » dit-il. Il la prit par le bras et la força à le suivre, il la mena dans une pièce à l’étage et referma la porte derrière eux. Puis il s’approcha vivement d’elle et la poussa.
- Non mais t’étais où ?
- De quoi je me mêle, magicien de seconde zone ! Répondit-elle avec hargne en le poussant à son tour.
- T’imagines ce que j’ai pensé ? T’imagines hein ?! Je t’ai crû morte, les premières semaines j’ai cherché ton cadavre partout ! PARTOUT tu entends ?!
Mahuno faisait les cents pas dans la petite pièce, agitait violemment les bras et dardait des regards furieux sur Amaraude.
- Ne me regarde pas comme ça, je devais partir, tu le sais parfaitement… J’aurai fait quoi ici ? Pendant que tu mettais toute tes troupes en place moi j’ai étudié, découvert, exploré ! Qui l’aurait fait hein ? Toutes ces loques que tu traînes ici ? Ils sont tous morts de peur à l’idée de sortir de ce trou je suis sûre !
- Ne parle pas comme ça la menaça t-il.
- J’ai raison lui répondit-elle en se campant fièrement devant lui.
Il grimaça quelques secondes en la fixant avant de soupirer profondément et de détourner la tête. Mais bon sang… Bien sûr qu’ils avaient peur… Anéantis, traqués pendant des milliers d’années, ils avaient tous du mal à se faire à cette sérénité, ce calme autour d’eux, sans légion, sans démons.
- Ça fait quand même presque quatre ans, tu as fait quoi tout ce temps ?
- Je te l’ai dit, j’ai exploré, je me suis débrouillée.
Mahuno regarda le sol quelques secondes avant de lever les yeux au ciel et d’aller s’asseoir sur le rebord de la seule table de la pièce.
Il planta son regard dans celui d’Amaraude et se mit à la détailler.
- Tu n’as pas dû manger à ta faim…
- Je suis vivante c’est ce qui compte, qu’est-ce que tu comptes faire de moi, c’est toi qui dirige ici non ?
- Si on veut, Velen et l’Aldor sont dans une cité appelée Shattrah. Quelques uns d’entre nous se sont disséminés ici et plus loin dans les marécages.
- J’ai vu cette cité, jolie forteresse… Pas tout à fait terminée ceci dit.
- Ici c’est moi qui m’occupe de tout mais je suis sous la tutelle de l’Aldor.
Il se releva et s’approcha de la draeneï, la fixant toujours. Mise mal à l’aise par ce regard insistant elle commença à gigoter, regardant partout autour d’elle.
- Tu vas faire quelque chose pour moi
- Quoi ?
- On a des gardes ici mais pas d’unité de reconnaissance, je te confie les hommes que j’ai à disposition tu t’occupes de me rapporter ce qu’il se passe aux alentours.
- Je ne te dois pas obéissance.
- Tu me dois des excuses.
Elle fronça les sourcils et s’approcha de la porte.
- Je peux faire ce que je veux ?
- Oui.
Elle sortit de la pièce et referma la porte. Il la regarda partir sans bouger.
Amaraude n’était pas une enfant compliquée. Solitaire, débrouillarde oui mais pas compliquée.
La nourrir n’était pas une corvée, l’habiller non plus, la faire dormir non plus… Non tout ça n’était pas un problème pour les madones qui s’occupaient d’elle. Parmi tous les autres orphelins elle semblait bien sage.
Le seul soucis avec Amaraude c’était sa manie à disparaître. Comment diable arrivait-elle à se volatiliser dans l’espace clos de l’Oshu Gun ? Le vaisseau était certes immense mais des gardes circulaient partout, seulement quoi qu’elles fassent et où qu’elles cherchent les madones n’arrivaient jamais à lui mettre la main dessus.
Les centaines d’années qui ont vu s’écouler la petite enfance d’Amaraude n’ont pas réussi à répondre à ces questions. Et les Madones ont finalement arrêté de partir à sa recherche, sachant bien qu’elle reviendrait quand elle aurait faim.
Si vous lui demandez combien de temps elle a passé à bord de l’Oshu Gun, elle se contentera de vous sourire, ou bien vous répondra juste « beaucoup de temps ». A vrai dire elle n’est même pas sûre elle-même du nombre exact d’années passées à errer dans ce gigantesque cocon de métal et de lumière.
Comme beaucoup des siens elle n’a pas connu Argus, ses parents, eux, y vivaient. D’après ce qu’elle sait ils étudiaient les magies. Son père a disparut pendant l’invasion d’Argus et sa mère est morte en couche. Il a fallut lui ouvrir le ventre pour qu’on puisse la sortir lui a-t-on dit. Mais ça Amaraude s’en fichait royalement, les madones s’occupaient un peu d’elle et c’est tout ce qui lui fallait.
Les quelques milliers d’années qui ont suivies l’ont vu grandir, s’affirmer, se révolter, comme tous ceux de son âge nés dans les mêmes conditions, élevés en groupe comme des portées de chiots délaissés qu’on nourrissait à grand renfort de denrées sèches. Somme toute le quotidien d’une vie en vase clos.
Dans ses souvenirs elle a visité plusieurs mondes. Elle a vu des ciels rouges, violets, gris, le plus souvent orageux et parsemés d’éclairs violents et de pluies acides. Dans ses souvenirs elle n’est jamais restée.
Jusqu’à ce jour.
Jusqu’à ce qu’après plusieurs milliers d’années à arpenter toujours le même sol, à regarder toujours les mêmes lumières, à se voir grandir au milieu des mêmes personnes, l’Oshu Gun ne vienne s’écraser sur un nouveau monde.
L’accident a été violent, terrifiant et meurtrier. Mais quand elle s’est hissée de sous les décombres, quand, les yeux éblouis, elle s’est dirigée vers une toute nouvelle lumière jamais vue auparavant, elle n’y a plus songé.
Elle était dehors.
Elle se souvient encore aujourd’hui de la violence avec laquelle ses sens ont été assaillis tous en même temps. Mais le plus vif a été l’odeur. Elle s’en souvient c’était l’été, l’herbe avait brunit au soleil, laissant s’échapper des effluves particulières qui lui montèrent rapidement à la tête. Ça sentait chaud, bon et rassurant.
Elle a d’abord fait un pas, puis deux, avançant les yeux grand ouvert comme pour voir le plus de choses possible, et sans se retourner, sans écouter les gémissements et les cris des autres draeneïs derrière, elle s’en est allée découvrir ce nouveau monde qui s’offrait à elle… Et elle hurla de surprise la première fois qu’elle vit un sabot-fourchu.