« … elles s’imposent »
Le retour s’était passé dans un silence profond, religieux… Non, le mot n’était pas bon. A vrai dire cela n’avait même pas été un silence. Le chemin du retour, sans sa sœur, n’avait rien été d’autre qu’une oraison funèbre dont les notes étaient le claquement des sabots sur la terre, le craquement du bois des roues et la voix détestée de sa mère qui lui disait de ne rien dire. Jamais. De se taire. Pour toujours.
Elle n’avait même pas pensé à ouvrir la bouche, à expliquer ce qu’il s’était passé là-bas dans ce désert infecte, inconnu. Meurtrier. Sa mère lui intimait le secret et elle le respecterait. Non pas parce qu’elle avait peur mais parce qu’une erreur avait été commise. Le choix n’avait pas été le bon. Ils s’étaient trompés. Désormais sa vie ne dépendait plus que de son silence.
Elle s’était mordu la lèvre jusqu’au sang, à tel point qu’elle avait senti ce liquide ruisseler sur son menton et perler dans son corsage. Elle ne l’avait pas fait par souffrance, ni même par rage. Juste par honte. Une honte odieuse, sournoise qui lui hurlait que c’était de sa faute, qu’elle devait y retourner, dire la vérité, rétablir le cycle des choses. Mais sa sœur était morte, et avec elle le secret.
Sa sœur, sa moitié, l’amour fondamental de sa vie. Son reflet sans miroir.
La voiture devait mettre quatre jours à parcourir la distance qui la séparait de leur chambre, leur lit, leurs jouets et leurs livres. Tout ce qui avait toujours fait qu’elles étaient deux et qui dès lors marquerait le fait qu’une avait disparu. Elles avaient deux semaines de retard et durant ces longues journées elle avait imaginé sans peine l’angoisse de son Père et la colère de sa jeune sœur. Et pendant tout ce temps elle n’avait pas réussi à savoir lequel des deux était le pire.
Non pas par empathie pour eux, mais parce que tout ceci n’était que mensonge et macabre mise en scène orchestrée par sa marâtre de mère. Tout du moins c’était ce que cette dernière croyait. Et c’était ça le pire.
Au soir du dernier jour de voyage elle avait guetté les premiers signes qui lui rappelaient sa contrée. Les premiers arbres, les premiers champs, les premières maisons et pour finir… Les derniers mètres. Tous les deux étaient là sur le pas de la porte, entourés de toute cette escorte de domestiques que sa mère abhorrait. Elle l’entendit se racler la gorge et se préparer, c’était son heure, le public n’attend jamais.
Sa mère s’était jetée dans les bras de son père, le pauvre homme avait dès lors affiché un regard désemparé. Il avait été noyé sous les larmes et les paroles confuses de sa femme. En quelques secondes à peine la fausse reine avait instillé dans le cœur du grand roi et de la petite princesse le doute ineffable du désastre. Et ils y avaient crû.
Silencieuse, effacée, imprégnée plus qu’elle ne le soupçonnait par la souffrance, elle finit par descendre elle aussi du fiacre. Un regard noyé de miséricorde lui parvint de son père, un autre empreint d’une rancœur si sourde qu’elle ne le reconnu pas de prime abord. Avant il ne lui était jamais adressé. Secrètement elle avait espéré que sa dernière sœur comprenne, que son esprit défasse la part de secret. Mais il n’en fut rien.
Puis elle fut soulagée. Le mensonge perdurerait.
Le trio en larmes finit par rentrer dans l’imposante demeure familiale. Le dernier morceau, l’âme lacérée, se laissa porter par les serviteurs, finalement incapable de mettre un pied devant l’autre. Ce n’était que maintenant, après deux semaines, que la réalité la frappa de plein fouet. Là, dans ce lieu où elles avaient toujours été ensembles, il ne restait plus qu’elle. Conseil de famille, récit entravé de sanglots factices et de larmes invoquées, prise de conscience.
La soirée fut longue, elle n’ouvrit pas la bouche une seule fois. Elle sentait le feu dans le regard de sa sœur lui lécher le visage, lui dévorer le cerveau et lui consumer les sens. Dans cette grande pièce elle étouffait. Dans cette maison immense elle suffoquait. Il lui fallait de l’air, de quoi respirer, il lui en avait toujours fallut. Mais aujourd’hui, aujourd’hui, sa bouffée d’oxygène au milieu de cette mare de mensonges n’était plus là.
Sa chaise avait basculé, son corps tout entier avec, elle n’avait pas sentit son crâne percuter le sol, elle n’avait pas sentit ses dents sectionner un bout de sa langue. Les convulsions furent longues, lui a-t-on rapporté. Pourtant elle se rappelle avec la plus grande clarté de cette pensée qui l’irradia, l’embrasa complètement jusqu’à consumer toute autre idée.
S’enfuir. S’enfuir d’ici. S’enfuir loin. Pour vivre. Pour garder le secret.