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« Elle croit que tout change, et seule elle a changé. »
Bernard-Joseph Saurin.
-La poisse… marmonna t-elle pour elle-même.
Il pleuvait depuis des heures et les abords du Lac Tunapre ressemblaient plus à une pataugeoire qu’à une grande plaine verdoyante. D’ici elle entendait les braillements excédés des Spriggs à qui on avait encore chapardé tous leur grain.
Un brax passa près d’elle et s’ébroua sans lui adresser un seul regard… La laissant pour le coup non seulement détrempée mais aussi couverte de boue. Sa main se serra sur la hampe de son arc, elle allait t’en faire une montagne de steak de ce fichu animal !
-J’ai trouvé !
Bon. Les steaks seraient pour plus tard. D’un pas lent elle se dirigea vers son compagnon d’infortune, aussi trempé qu’elle. Il lui désignait du doigt une vieille boîte à moitié ensevelie dans la boue.
-Sérieusement ? Il nous envoie sous la flotte pour récupérer ça ?
-Bah apparemment un des gars l’a laissée tomber lors d’un voyage en transporteur, y avait des trucs à lui dedans.
Lumen détestait cordialement Osmar, elle le trouvait suffisant, orgueilleux et bien trop futé à son goût. Il la mettait hors d’elle chaque fois qu’il l’ouvrait.
-Bon aller on lui ramène son truc, je suis morte de froid.
A deux ils déblayèrent la terre, rendue lourde et collante par la pluie, qui avait à moitié recouvert le coffret de bois. Celui-ci était en bon état vu la chute qu’il avait fait.
Elle soupira, elle était venue à Ishalgen pour voir un peu le monde, découvrir autre chose, et finalement elle s’était retrouvée enrôlée dans la bande d’Ulgorn. La moitié étaient des trouillards et des paresseux et l’autre des petits chefs pleins de prétentions et d’amour propre. A part deux ou trois qui sortaient du lot, elle n’avait trouvé personne avec qui se lier. Ca la déprimait. Lumen avait du mal à l’admettre mais elle était un animal bien plus sociable qu’elle ne l’aurait crû.
-Tire encore un peu ! Vas y ! encore quelques efforts et bientôt le coffret fut entre leurs mains. L’autre lui tendit pour qu’elle le porte mais elle lui lança un regard torve.
-Compte là-dessus…
-Rah t’es chiante, c’est toujours moi qui trimballe tout.
-Fallait naître du sexe faible, ça donne certains avantages et des avantages certains.
Elle ricana mais s’arrêta bien vite. Il faisait tellement froid qu’elle en avait mal aux doigts et dans toutes les articulations. Elle joignit ses deux mains et souffla dessus un moment. Ils rentrèrent en silence, lui trop occupé à ne pas tomber sous le poids de sa charge, elle perdue dans ses pensées.
Elle râlait beaucoup à propos d’Ulgorn et de sa bande mais elle avait fait bien plus de progrès ici en quelques mois qu’en des années à Altgard ou à Basfelt. Elle était maintenant capable de décocher des flèches chargées d’éther qui faisaient pas mal de dégâts -elle était très fière de ça d’ailleurs- mais aussi de poser quelques pièges efficaces et surtout, surtout, elle avait appris comment confectionner des armures de cuir… Et contrairement à Dalor elle adorait ça, elle en retirait une grande satisfaction, le sentiment profond d’être capable de créer quelque chose.
C’est avec un sourire stupide collé au visage qu’elle arriva enfin à Aldelle. Malgré la pluie l’agitation était à son comble, curieuse elle se dirigea vers Vanar, il savait toujours tout sur tout lui.
-Y a des nouveaux venus, tu devrais aller voir, ça va t’intéresser.
Lumen esquissa une petite moue sceptique : à moins qu’on lui rapporte des vêtements neufs ou des pâtisseries elle n’était pas certaine de trouver intéressants ceux qui venaient d’arriver. D’un pas rendu lourd par la boue elle se dirigea vers le petit attroupement qui s’était formé au centre du village, elle discerna quelques têtes mais ne reconnu personne jusqu’à…
Elle resta plantée là quelques instants, pantoise, ne pensant pas revoir son visage un jour. Il n’avait pas vieilli, toujours aussi fringuant… Enfin autant qu’un prêtre puisse l’être évidemment.
Ulgorn passa discrètement derrière elle, un sourire satisfait au visage, et lui pressa une main sur l’épaule.
-C’est l’heure on dirait ?
« L’oisiveté engendre le plaisir et le plaisir détourne petit à petit du devoir. »
Max Jacob.
Une main chaude et légère se posa sur sa hanche nue avant de glisser lentement dans le creux de ses reins lui arrachant un véritable ronronnement. Elle n’ouvrit pas les yeux mais s’avança et se blottit encore un peu plus contre ce corps doux et suave. Elle n’avait pas envie de se réveiller, elle était bien là, dans sa bulle.
La caresse se mua alors lentement en chatouilles, la pulpe des doigts se fit véritable arme et le réveil devint bientôt obligatoire. Elle pesta pour la forme mais se résigna bientôt à ouvrir les paupières, dévoilant à son bourreau ces billes bleues que formaient deux yeux de chat. Elle s’étira de tout son long, dévoilant ses formes voluptueuses au travers du drap.
-J’ai jamais compris pourquoi tu avais tant de mal le matin.
-C’est pas spécialement le matin expliqua t-elle d’une voix rendue pâteuse par le sommeil. C’est juste… Que j’aime pas me réveiller, peu importe l’heure.
Son bellâtre se leva bel et bien lui, avant de disparaître dans une des pièces adjacentes. Elle le trouvait toujours aussi beau même après plusieurs années à ses côtés. Et en plus il avait cette faculté dingue à toujours avoir la peau brûlante, ce qui s’avérait fort utile quand on vivait à la forteresse d’Altgard.
Elle soupira légèrement, qu’allait-elle faire aujourd’hui ? Il faudrait qu’elle s’entraîne, elle ne l’avait plus fait depuis quelques jours et à force elle allait rouiller. Rungnir allait encore lui mettre la tête au carré parce qu’elle ne s’était pas présentée depuis deux jours. Nouveau soupir. Qu’elle idée elle avait eu de rejoindre la milice humaine d’Altgard alors qu’elle pouvait passer ses journées au chaud, douillettement installée chez son homme.
-Tu vas en prendre pour ton grade tu sais, entendit-elle de l’autre pièce. Allons bon, s’il s’y mettait aussi elle n’était pas sortie de l’auberge.
-Flemme… Et puis j’en ai marre de crapahuter dans la neige et le froid. C’est facile pour eux, les Daevas, ils sentent plus rien, ronchonna Lumen.
-C’est pas ce que j’ai entendu et puis… Une tête apparue dans l’embrasure de la porte, tu n’avais pas le « don » où je ne sais pas trop quoi ?
-Mmmm-ouais… Y a un vieux schnock qu’est venu à Basfelt un jour, m’a dit de me tenir prête et de m’exercer. Je l’ai fait et…
-Et ?
-Et je suis là, dans ton lit, et les seules plumes sont celles des oreillers.
Il haussa les épaules et disparut de nouveau derrière un pan de mur.
-Et ça dure depuis des années… murmura t-elle pour elle-même, amère.
Peut-être était-ce sa faute. Peut-être avait-elle abandonné en se laissant aller. Au début quand elle était venue à Altgard c’était dans l’unique but de devenir encore plus forte, d’acquérir encore plus de pratique, d’endurance et de maîtrise. Être capable de manier l’éther, de le ressentir et d’en faire un usage toujours plus précis… Mais elle y avait trouvé autre chose : une vie -certes entourée de neiges éternelles- mais aussi animée, joviale et légère. Personne ne la connaissait, personne pour l’affubler de pseudonymes débiles… Personne. Même pas elle : elle s’était perdue en route, au milieu des coussins, des nuits blanches et des tours de garde.
Avec des mouvements lents elle se releva et entreprit de s’habiller. Il fallait qu’elle se bouge comme disait son père, qu’elle s’active. Elle n’avait pas quitté Basfelt pour rien, elle avait eu une raison de tout laisser derrière elle : un but. Et il était plus que temps de le poursuivre de nouveau.
Arc et flèches étaient toujours près de l’entrée, elle s’en équipa avec plus ou moins d’entrain car même avec la meilleure volonté du monde… Elle détestait crapahuter dans la neige.
« Rien ne s’est fait de grand qui ne soit une espérance exagérée. »
Jules Verne.
Encoche. Bande. Vise. Relâche. Encoche. Bande. Vise. Relâche. Encoche. Bande. Vise. Relâche. Encoche. Bande. Vise. Relâche. Encoche. Bande. Vise. Relâche… Elle en avait mal aux bras et les doigts ensanglantés. Mais rien n’y faisait, elle ne pouvait pas s’arrêter. Il fallait qu’elle arrive à toucher le centre ! Il le fallait !
Elle grogna de mécontentement quand son voisin atteignit sa cible de paille en plein cœur, lui passa au travers et se planta dans un arbre.
-Tu vois, c’est pas si compliqué ? Dit-il à son attention, obséquieusement complaisant.
-Ta gueule, chasseur de seconde zone répliqua Lumen en décochant une nouvelle flèche… Qui se ficha à 2 cercles du centre.
Quoi qu’elle fasse, peu importe le temps qu’elle y passait, peu importe la douleur qui traversait son corps à force de s’entraîner, elle n’arrivait pas à atteindre le centre. Et pourtant c’était pas faute d’y passer plusieurs heures par jour depuis près de trois ans. Elle avait rejoint les sentinelles de Basfelt après le départ du prêtre, et depuis elle mettait tout son cœur à l’ouvrage, s’astreignant chaque jour qu’Aion faisait à toucher cette foutue cible, à essayer vaille que vaille de transpercer la tâche rouge qui en occupait le milieu. Mais ça n’était encore pas aujourd’hui qu’elle y arriverait.
Une bouffée de colère la submergea et elle envoya valser tout son attirail : flèches, carquois et arc. Elle déversa toute sa colère sur le chasseur, l’envoyant au diable ou à n’importe quel Seigneur Dragon.
-Dis donc il t’a rien fait ce pauvre garçon ! Fusa alors une voix connue. Elle darda un regard de braise sur son père, le trouva tellement ridicule avec ses sacs d’avoine, ses pots de miel et tout le reste qu’elle s’en prit à lui, lui explosant au visage tout ce qu’elle pensait -ou non- de lui, de ses manies, de son métier, de sa personne. Il fallait qu’il arrête de la couver, de la surveiller, d’essayer d’en faire une dame ou elle ne savait trop quoi de bienséant et d’aimable. Il fallait qu’il arrête !
-Je n’essaie pas de…
-Bien sûr que si ! Tu ne fais que ça ! Tu crois quoi ? Que tu vas remplacer la traîtresse ? Parce que c’est ce qu’elle est tu sais ! Arrête de croire qu’elle va revenir ! Le visage de son père devint blanc avant de s’empourprer de colère mais il n’eut pas le loisir de dire un seul mot, Lumen continua à déverser toute sa rage.
-Tu sais comment on m’appelle ? Hein ? Tu le sais ? La Fille de Léphar ! Voilà comment on affuble ta fille maintenant, je préférais encore la trique !
Quoiqu’aujourd’hui elle n’en avait plus grand chose, d’une trique. Toujours aussi grande, mais délicieusement formée, elle qui avait tant espéré qu’on l’admire, qu’on la trouve belle… Elle en avait parfois assez qu’on la reluque sous tous les angles. D’un geste rageur elle ramassa une flèche et son arc. Encocha, banda, visa et relâcha. En plein dans le centre.
-Une flèche pour celle qui est partie. Elle ramassa une autre flèche et recommença. Le centre, de nouveau.
-Une pour chaque balaur, chaque engeance qui foule nos terres et nous oblige à nous terrer.
Lumen continua ainsi, flèche après flèche, à cribler sa cible. Elle était maintenant seule depuis longtemps, il faisait nuit. Elle encocha alors l’unique et dernière flèche en bon état qui était encore à ses pieds et pris le temps de viser correctement. Son buste se raidit, ses bras se tendirent et elle ne quitta pas la cible des yeux… Sans savoir vraiment pourquoi elle mit plus de temps à relâcher celle-ci mais quand elle le fit une chose étrange se passa : dans le sillon de la flèche se dessina une traînée luminescente. Lumen se rapprocha de la cible et constata qu’un léger halo entourait sa dernière flèche, mais le temps de cligner des yeux la lumière avait disparue. Elle fut surprise, regarda ses mains puis son arc… Non… Ca venait bien d’elle.
Elle prit une nouvelle contenance, toute fière et suffisante :
-Une pour Léphar. Sa première manipulation d’éther. Sans ni le savoir ni le vouloir. Il était temps de partir.
« Si la fortune vient en dormant, ça n’empêche pas les emmerdements de venir au réveil. »
Pierre Dac.
Il faisait une chaleur étouffante, suffocante, mais elle s’en moquait bien. A vrai dire elle adorait même ça, les voir tous se masser les uns contre les autres, se presser, se blesser, se heurter, tandis qu’elle passait au milieu d’eux sans leur daigner un seul petit regard.
Le Temple avait beau être immense rien ne semblait vouloir contenir cette foule en délire qui l’acclamait. Par Aion que c’était bon de les voir tous autant qu’ils étaient ramper devant elle, supplier, quémander.
Elle inspira longuement, satisfaite et victorieuse, avant d’entamer les derniers mètres qui devaient l’emmener à la consécration. Balder lui souriait, elle pourrait peut-être l’appeler par son prénom espéra t-elle. L’heure était enfin venue. Enfin.
C’était son heure.
-DEBOUT MARMOTTE !
Son univers tout entier s’effondra alors soudainement, sa conscience remontant à la surface, quelques mouvements lui apprirent que ce qui était sa superbe robe n’était que le drap rêche et blanc de son pauvre lit dans sa pauvre chambre de sa pauvre maison.
Elle grogna férocement, renfonçant sa tête dans l’oreiller, bien décidée à retourner dare-dare à Pandemonium pour se nourrir des acclamations. Mais c’était sans compter sur son paternel, bien décidé à lui infliger un de ces réveils parfumés à la bouillie d’avoine. Une main se posa sur sa hanche et la secoua sans ménagement.
-Tu vas être en retard, lève toi !
-En retard pour quoi ? Maugréa t-elle, de mauvaise humeur.
-Tu sais bien, y a le type des Daevas qui passe à Basflet aujourd’hui, pour le repérage de je-sais-pas-quoi… Bon sang Lumen c’est toi qui m’en a parlé, bouge toi un peu !
La jeune fille émergea alors telle une trombe de sous ses draps, elle avait oublié ! Maudis rêves, maudites chimères ! Ses longs cheveux blancs cascadèrent sur ses épaules décharnées, elle était grande pour son âge, beaucoup trop, et plate comme une limande, le visage anguleux, les yeux trop petits et la bouche trop grande. Pas étonnant qu’elle rêvât toutes les nuits d’être quelqu’un d’autre.
Mais aujourd’hui elle devait être repérée ! Il le fallait ! Ce prêtre ou peu importe qui il était ! Il devait voir qu’elle avait du potentiel, il devait voir qu’elle serait une daeva ! Ni une ni deux elle enfila ses vêtements, avala en deux coups de cuillère tout le contenu de son bol d’avoine et fila sans demander son reste… Ni même se coiffer.
-Hey vlà la trique qui rapplique ! Entendit-elle alors qu’elle arrivait -essoufflée- devant le transporteur du village. Elle voulu répondre mais n’en eut pas le loisir, la propriétaire de cette charmante réplique se retrouva le cul par dessus la tête en deux temps trois mouvements. Une esclaffade générale suivi ce… Retournement de situation !
-On surveille son langage aujourd’hui ! Lui asséna Chida, une des chasseresses du village.
Le prêtre était déjà là, il avait l’air de passer en revue tous ceux qui s’étaient attroupés autour de lui. Sa tête faisait « non » et « oui », puis ses mains faisaient « peut-être » et « sûrement pas » mais il ne disait rien. Son manège dura longtemps, trop pour certains qui finirent par s’éloigner ne laissant plus qu’une poignée d’intéressés aux côtés du prêtre. Il était jeune pensa Lumen, ou du moins le semblait-il. Perdue dans ses pensées elle mit quelques secondes avant de s’apercevoir qu’il s’était campé devant elle. Elle ouvrit des yeux éberlués avant de se reprendre et émit un tout petit « oui ? »… Qui ne reçut en réponse qu’un vague reniflement sec.
-Je m’occuperai de vous plus tard finit-il par déclamer dans un souffle avant de s’éloigner vers le centre du village.
Son corps flottait dans une sorte de stase doucereuse et sécurisante. Elle entendait de ci de là des murmures, comme les miaulements d’un chat, ces sons réconfortants se chargeaient de la bercer, accentuant encore la béatitude qui l’enveloppait.
Elle tendit légèrement l’oreille, maintint ses yeux clos, et reconnu une chanson familière, un air qu’elle même fredonnait souvent. Un sourire vint fleurir sur ses lèvres, enfin quelque chose qu’elle connaissait, qu’elle reconnaissait.
Le Chant de la Glorieuse.
Une déception la pris soudain, un sentiment de culpabilité incroyable qui la fit se recroqueviller jusque dans son sommeil. Comment avait-elle pu l’oublier ? Elle qui l’avait pour ainsi dire mise au monde, éveillée à l’éther et à ses pouvoirs, élevée.
Comme elle lui manquait. Sa présence. Sa voix. Ses enseignements. Il lui semblait que sans elle le monde ne tournait plus rond. Il n’y avait plus personne pour marcher devant elle.
Peu à peu son corps se fit plus lourd, il lui semblait couler de cette stase tranquille pour descendre, descendre, encore et encore, s’enfoncer, se noyer dans un océan de souvenirs troubles et incompréhensibles. Mais pire que tout. La voix. Sa voix, son chant ! Disparaissait, s’éloignait inexorablement d’elle alors qu’elle sombrait dans les abîmes.
Madalen se redressa brusquement sur son lit, le corps pantelant de sueur, la main tendue et les griffes rétractées sur une main invisible, intangible. Ignoblement absente.
Ses yeux s’embuèrent de larmes, sa gorge lui semblait transpercée, sa poitrine compressée…
_Maîtresse…
La lente et lourde répétition d’une goutte qui vient s’éclater sur une surface lisse à intervalle régulier l’éveilla poussivement. Les paupières plombées, l’esprit vaporeux et la bouche pâteuse… Où était-elle ?
De minces échos d’une conversation calme lui parvenaient mais elle n’en saisissait pas le sens. Elle avait mal au crâne, comme si elle s’était enfilé à la suite tous les alcools connus des deux parties du monde. Un peu comme cette fois avec…
Les pensées de Madalen marquèrent un temps d’arrêt, son souffle aussi resta suspendu un instant. Elle avait cette sensation désagréable que l’on a parfois -voire très souvent pour elle il lui semblait- d’être certain d’avoir vécu quelque chose et de ne pas parvenir à s’en souvenir. Comme si l’on courait après sa mémoire et que celle-ci ballotait de façon incessante devant vous.
Elle avait déjà vécu ça, son corps le lui disait. Elle avait l’impression de pouvoir sentir encore les effluves sucrées des alcools de fleurs et de fruits.
Mais elle ne se souvenait pas.
Et elle certaine, jusque dans sa chair, que ça non plus ça n’était pas la première fois que ça lui arrivait.
Les bribes de la conversation lui parvinrent de nouveau avant de s’éteindre. Un grincement, des pas lourds qui se rapprochaient, et la porte de la petite chambre où elle était alitée s’ouvrit. Un homme. Grand, sombre et bien habillé.
_Réveillée ? Demanda t-il d’un sourire mutin.
Elle voulu répondre mais ne réussi qu’à éructer un borborygme vulgaire. Elle avait mal à la gorge.
L’homme ria. Un son clair et doux. Elle se prit à l’apprécier. Il vint poser délicatement ses doigts sur la peau fragile de son cou, palpa sa jugulaire et laissa traîner son ongle un peu trop longtemps.
_Il y a encore quelques heures tu n’avais presque plus de tête tu sais… Reste calme, ça ira mieux dans quelques jours. Et puis tu repartiras au front, Madie Daeva de la Gourmandise.
Le sombre bellâtre lui fit un clin d’œil, elle ne pu que froncer les sourcils. Plus de tête ? Daeva ? Front ? Madie… ?
Madalen… Ca elle s’en souvenait, ce devait être son prénom. Cette histoire de daeva aussi lui était familière. Elle en était une, peu importe ce que cela était, elle en était une c’était certain.
Mais on s’en fichait en fait, elle se sentait si fatiguée… Ses paupières se fermèrent délicatement, entraînant ses yeux rouges dans la pénombre et le sommeil. Elle s’endormit sans plus de cérémonie, bercée par les échos suaves de la voix de l’homme sombre.
***
_…die… len… Mad… Madalen !
Son corps était secoué et elle sentait une chose étrange, chaude, peser contre son épaule. Elle mit du temps à émerger et à réaliser qu’on lui parlait.
Son regard encore voilé par le sommeil se posa sur un homme de l’ombre. Elle le connaissait.
Ah oui.
Le bellâtre sombre. Il n’était pas étonnant qu’il porte la tenue d’un Juge de l’Ombre. Son esprit mit du temps à se faire la réflexion. Qu’était-ce donc cette histoire d’ombre ?
Il lui fit boire quelque chose de dégoûtant qu’elle eut le plus grand mal à ne pas recracher, mais il avait plaqué sa main sur sa bouche, quel rustre cet homme !
_Ca fait 12 jours que tu dors Madie, ça devrait t’aider à aller mieux. Je ne sais pas ce qu’il s’est passé là-bas mais ça continue à t’affecter c’est certain. Ca ne devrait pas… Hm…
Il fronça les sourcils. Il était un peu plus beau comme ça encore. Elle le connaissait lui aussi. Mais d’où ?
_Repose toi.
Et il repartit une nouvelle fois. Et elle sombra une nouvelle fois
***
Assise sur la balustrade qui la séparait du vide, les pieds nus se balançant au-dessus du gouffre qui bordait Pandemonium, elle attendait. Des semaines qu’elle attendait. On lui avait dit que ça faisait presque quatre mois qu’ils l’avaient retrouvée, le cou si bien tranché qu’ils s’étaient demandé comment sa tête était restée accrochée au reste.
Cela faisait presque un mois qu’elle était complètement rétablie. Quelque chose, une sorte de bactérie créée à base d’essence éthérée lui avait été inoculée via l’arme qui l’avait -presque- décapitée. A cette pensée la main de Madalen vient légèrement effleurer la peau de son cou. Quelle horreur… Décapiter une femme… Cette simple idée la révulsait. Surtout que c’était de la sienne qu’il s’agissait.
Vaniteuse. Lui souffla sa conscience.
Un bruit derrière elle la ramena à la réalité. Son bel homme sombre. Elle lui sourit simplement. Il avait compté pour elle. Il le lui avait dit. Mais elle ne se souvenait pas. Rien. Le néant. Alors il avait fallut tout lui ré-expliquer. Tout lui redire. Le simple fait de sortir ses ailes lui avait pris 8 pénibles jours.
_Tu comptes sauter ?
_Non je compte m’envoler !
Aujourd’hui tout allait mieux. Elle ne gardait pas de réels souvenirs mais tout ce qu’on lui racontait avait un sens profond pour elle. Donc ce devait être vrai. Malgré tout un malaise la prenait à chaque fois qu’on évoquait sa dernière vie devant elle. Celle-ci avait été longue aux dires de Selford -son juge sombre comme elle l’appelait- Trop longue sans doute. Du mins était-ce la raison invoquée par les experts mandatés par la Cour de l’Ombre pour essayer de comprendre les raisons d’une telle amnésie.
Certes les Daevas perdaient la mémoire après une mort, mais uniquement par fragment. Là… Lui aurait-on dit qu’elle était une simple humaine elle l’aurait crû !
Selford lui tendit la main et ils rentrèrent ensembles.
***
On l’avait convoquée tôt ce matin. La lettre disait de venir le plus vite possible. Et maintenant elle attendait, faisant le pied de grue devant un bureau vide. Un soupir lui échappa et un des exécuteurs qui dardait son regard sur elle exulta son mépris. Elle s’en fichait. C’était étrange d’ailleurs, l’autorité de l’Ombre ne semblait pas avoir de prise pour elle.
Pourtant… Selford lui avait expliqué qu’avant ça elle était une de leurs ferventes partisanes, exécutant les ordres et les missions sans mot dire ni échec. Cela lui semblait invraisemblable, elle ne ressentait que dédain pour ces « Daevas de l’Ombre ».
_Quelque chose cloche murmura t-elle pour elle-même.
Mais elle ne poussa pas plus loin sa réflexion, l’ascenseur derrière elle portait à ses yeux un homme inconnu suivi du chef de troupe de Selford, elle avait oublié son prénom. Quelques banalités d’usage et la vraie conversation s’entama.
_Vous me dites, donc, qu’elle est prête à reprendre les armes ? J’ai crû comprendre que cela avait pris du temps…
_ Oui Monsieur, une bacille étrangère avait infecté son organisme. Nous pensons que c’est ce qui a provoqué son amnésie totale.
_Oui… Paraît-il qu’elle doit reprendre son apprentissage de zéro, c’est ennuyeux elle aurait pu rejoindre de suite les forces abyssales.
_Malheureusement son amnésie semble toucher jusqu’aux réflexes de son corps, Monsieur, elle est… Comme une Daeva fraîchement élue.
A ces mots un sourire vint fleurir sur les lèvres de Madalen, alors qu’on parlait d’elle comme si elle n’était pas là, elle en avait recraché ce qu’elle mangeait quand on lui avait révélé sa date de naissance.
L’homme -probablement un Haut-Juge de l’Ombre- la scruta de la tête aux pieds. Peut-être aurait-il voulu qu’elle baisse les yeux ?
_Bien, jeune fille, -nouveau sourire- On va donc vous trouver une légion où vous pourrez tout réapprendre depuis le début.
Les deux hommes palabrèrent encore un moment, devisant sur quel corps armé lui conviendrait le mieux, serait le plus apte à la gérer. Elle ne compris pas bien pourquoi elle devait être gérée d’ailleurs. Mais elle avait le sentiment diffus que son flegme -incompris d’elle-même- envers la Cour de l’Ombre n’y était pas étranger. Et que Selford ne lui avait pas tout raconté. Pire. Lui avait menti.
Alors elle était heureuse de sortir enfin de cette prison dorée.
_Bien, vous irez au devant de la Garde Noire et vous y entrerez, par vos propres moyens, mademoiselle.
_Mes moyens sont ceux qu’Aion me donne Monsieur. Hier, aujourd’hui ou demain je ne suis que ce qu’il veut que je sois.
Elle s’était surprise elle-même à dire ces paroles. Comme si elle les avait déjà récité des milliers de fois auparavant. Les deux hommes aussi furent surpris, mais désagréablement semblait-il, comme si ce serment les dérangeait.
Poliment, simplement, elle prit congé d’eux.
Elle avait envie de prier.
Les années passèrent et le clan prospéra, loin de la guerre entre daevas, loin de ceux qui auraient du protéger les humains et qui les avaient abandonné à leur triste sort. Saraban vécut de longues et heureuses années. Au crépuscule de sa vie, c’est heureuse, sereine et comblée qu’une nuit elle s’éteint dans les bras du loup auprès duquel elle avait découvert et savouré le véritable amour.