L’aube avait pointée son nez timidement, apportant dans son sillage les premiers rayons de soleil. Trop maigres pour ne serait-ce que réchauffer l’atmosphère. Le froid était tombé depuis des semaines sur les plaines et les vallons du Royaume de Haute-Galence. Sec. Mordant. Et salutaire. Il avait arrêté les armées Teltannes aux portes de la lande, garantissant au Royaume une accalmie de quelques mois.
La froidure ambiante avait roulé sur sa peau en des milliers de mamelons minuscules, hérissant ses poils, contractant ses membres et la faisant gémir de frustration. Elle était trop vieille pour être encore ennuyée par l’hiver. Trop vieille… Et elle se sentait bien incapable de faire face à ce qui allait lui arriver ce jour.
D’un mouvement lent et presque sensuel elle s’étira de toute sa longueur. Trop grande pour une femme. Ses muscles roulèrent sous sa peau et elle se redressa d’une impulsion légère. Trop athlétique pour une femme. Les pieds nus elle s’aventura sur le dallage de pierre de sa chambre, un frisson la parcourut et vint se faire dresser les cheveux sur sa nuque. Trop longs pour un soldat.
Elle aurait aimé que cette journée ne débute jamais, et que celle d’hier ne fusse jamais arrivée. Comment les choses pouvaient elles être comme ceci désormais ? Tout ça ne pouvait être qu’une farce -de très mauvais goût au demeurant- ou un mauvais rêve. La brosse lissa ses mèches blondes jusqu’à les discipliner au maximum. Elle avait tant de choses à faire, si peu de temps, si peu d’expérience.
Plongée dans ses rêveries elle ne fit pas attention aux bruits ambiants. Une servante attendait debout derrière elle, se triturant les doigts, elle minauda légèrement et susurra son prénom timidement. Comme si le simple fait de la déranger allait faire pleuvoir sur elle… Quoi donc d’ailleurs ?
Emerine posa la brosse et se retourna. Emerine la grande. Emerine la blonde. Emerine la Championne ! Emerine rien du tout en ce matin terriblement froid. Un soupir lui échappa et elle accorda quelques mots de sa voix trop grave à la petite femme devant elle. En une heure elle fut parée de sa plus belle armure, drapée de sa nouvelle cape et coiffée.
Dans les couloirs sombres et gelés du château le bruit de ses pas résonnait comme les échos d’un combat lointain, des bruits de plaques, de mailles qui se répercutaient sur les murs comme autant d’agression à ses oreilles. Au champ de bataille elle n’entendait plus ce bruit, mais ici… Ici il lui rappelait combien il était dur d’occuper sa place, combien il avait été difficile de l’obtenir. Et combien il serait pénible de la garder dorénavant.
Au détour d’un couloir Tilbert lui tomba dessus. Elle roula des yeux et le vieil homme ne lui épargna pas un nouveau sermon. Que diable une femme portait-elle une armure ? Par tous les Dieux qu’elle ne faisait aucun effort pour être jolie ! Il n’était guère étonnant qu’à vingt huit années elle ne fusse encore pas mariée. Où étaient donc les héritiers qu’elle devait au trône ?
D’habitude elle lui aurait aboyé dessus, envoyant aux oubliettes ce pauvre hère, vieux et putride. Mais elle passa devant lui comme une ombre filante. Sa démarche souple. Son armure clinquante. Etait-il sénile au point de ne pas se rendre compte de ce qui allait avoir lieu aujourd’hui ? Mais elle se prit à penser à une chose étrange, amusante et ô combien logique. Tilbert lui maintenait les deux pieds ancrés au sol, lui rappelant chaque jour qu’elle n’était qu’une femme trop grande, trop musclée et pas assez agréable à regarder. Il n’en était que plus facile d’aller de l’avant en ignorant les flagorneries de tous les galants qui traînassaient à la cour.
Un sourire illumina son visage, brave Tilbert.
Lorsqu’elle arriva enfin devant la salle du trône les larges portes en étaient closes, deux gardes en faction posèrent sur elle un regard indécis. Qui était-elle désormais ?
D’une voix forte elle balaya tous leurs doutes, leur intimant d’ouvrir et de la laisser passer, qu’elle ne venait de leur démontrer la hauteur de son rang.
Fracassante. Ainsi fut son entrée. Ils étaient tous là. Chiens galeux du Conseil, Main du Roi avilie, fidèles troublés et courtisans soucieux d’être les premiers à connaître le fin mot de l’histoire. Elle se campa devant cette assemblée qui ne lui donnait qu’une envie -celle de déguerpir en courant- et ne pipa mot. D’aucun s’attendait pourtant à toute une tirade enflammée pour faire valoir ses droits, qui aurait pu les lui enlever d’ailleurs ? Mais rien. Le silence complet s’imposa.
Grande et fière, rendue presque belle par la clarté du matin qui faisait rutiler son armure, elle se permettait de les toiser, tous, les uns après les autres sans leur faire l’honneur de dire quoi que ce soit. Ses lèvres s’étirèrent légèrement, dévoilant une dentition trop blanche pour être naturelle, et révélèrent une face jusqu’alors inconnue de cette femme si peu plébiscitée. Roublarde. Roublarde et narquoise nota le Chancelier Caplet, ce qui le fit doucement sourire. Et il ne put empêcher un léger rire de lui échapper lorsque la princesse quitta la salle sans, finalement, n’avoir rien dit du tout.
L’homme accusa les regards dénonciateurs de certains de ses confrères. Mais qu’en avait-il à faire maintenant ? Demain, peut-être même ce soir, la plupart de ces têtes seraient tranchées. Il en était sûr, l’ingérence ne serait désormais plus de mise. La belle vie était finie. Sa main droite vint enserrer la peau rêche et fragile de son cou, peut-être même que la sienne n’ornerait plus ses épaules d’ici quelques heures.
La sortie railleuse d’Emerine trucida le silence qui s’était installé et c’est un brouhaha inquiet et suant qui se mit à agiter la foule présente. On murmurait de là qu’elle allait dissoudre le Clergé, d’ici qu’elle allait exécuter les prêtres ou pire… Qu’elle allait réformer la gouvernance. Dieux ! Qu’il était fou de penser qu’un roi pouvait régner sur son royaume ! Voyons ! De nouveau Caplet gloussa, du rire de celui qui sait que chacun méritera son sort. D’un pas léger il s’éclipsa, mine de rien il tenait encore assez à la vie pour tenter de fuir.
Emerine avançait d’un pas énergique, rapide, qu’elle avait acquit au cours de longues marches forcées. Peu importe qu’elle eût été princesse, duchesse, putain ou fille de rien, elle avait marché pendant des années aux côtés des soldats et c’est ce qu’elle était. Un soldat qui s’était toujours battu pour le Royaume de Galence, pour sa réunification et pour la protection de ses frontières.
Midi sonnait au dehors, une vilaine grimace déforma ses traits, elle exécrait la cloche de cette foutue église, elle exécrait cette église elle-même et elle exécrait tous ces freluquets de prêtres à l’intérieur qui se complaisaient dans leur graisse et leur mollasserie. Elle les ferait tous brûler ! Comploteurs, menteurs et profiteurs. Ils ne méritaient que son courroux.
La vision qu’elle eut en arrivant enfin dehors la radoucie un peu, au diable ces mollassons elle avait devant elle tout ce qu’il lui fallait pour mener à bien ses rêves de grandeur. On avait entassé dans l’enceinte une petite partie des bataillons disponibles, les autres attendaient probablement à l’extérieur des murailles. Des milliers d’hommes, entraînés et prêts pour la guerre. Une pensée fugace et désagréable terni son engouement. A partir d’aujourd’hui elle ne pourrait plus se préoccuper que du front contre les Teltans, d’autres batailles -au cœur de son propre camp- seraient à livrer.
Un reniflement sec derrière elle la fit légèrement frémir. Hargir le Sec. Homme de main, assassin, voleur et surtout ami. Ce serait lui le véritable héros de cette journée mais personne n’en saurait jamais rien. D’un petit mouvement de la main elle lui fit signe et l’homme se fondit dans les ombres d’un escalier tortueux. Il devait réunir les bonnes personnes, rassembler les objets nécessaires, éconduire les prétendus alliés, raffermir les vraies unions. Là-haut, dans cette prétendue salle du pouvoir, les futurs perdants mettaient en place leur propre solution, si ce n’était déjà fait. Qu’importe. Ils ne pourraient rien faire. Il n’avaient plus aucun pouvoir.
Cors, manœuvres, exercices et passage en revue, l’après-midi passa telle une éclaircie au milieu d’un ciel d’orages. Le soir tombait, inexorablement, et amenait avec lui l’Heure. Remontée dans sa chambre, lavée, peignée et habillée par d’autres mains que les siennes, elle pensait. La tristesse n’avait pu la prendre de toute la journée et c’était maintenant, à peine quelques heures avant le dénouement de cette journée de pure mascarade, qu’elle se laissa aller.
Ses servantes en furent déboussolées. Qui avait déjà vu la Championne de Galence se mettre à pleurer, les yeux débordants et le nez coulant ? Une catastrophe. Un cri de rage et de désespoir la projeta à terre, renversant le bac d’eau chaude et mouillant une bonne partie des tapis au sol. Elle n’était pas prête. Là. A quelques minutes de ce qui allait être son heure de gloire. Elle n’était prête. Pas comme ça, pas maintenant. Elle aurait voulu laver son corps de ses mains, le bercer d’une chanson légère et embrasser son corps. De toute cette foutue journée de faux semblants elle n’y avait même pas pensé une seule seconde.
Une main se posa sur sa nuque, froide et rude. La voix de Tilbert claqua dans le silence entrecoupé de sanglots. Debout. Elle devait se relever. Elle devait répondre aux ordres car telle était ainsi la loi. Telle était ainsi la vie. Et elle en était désormais la dépositaire. Elle grogna, un son profond et animal, se releva d’un geste rageur et aboya des ordres. Elle fut séchée, habillée et coiffée. La Championne s’était relevée. D’ailleurs elle n’était jamais tombée. Un regard bref et tranchant sur les femmes dans la chambre l’en persuada.
Elle avait refusé la robe de soie et de dentelle. Elle avait refusé les bijoux et les perles. De même que le maquillage ou tout autre artifice pour la rendre plus belle. De nouveau et toujours en armure, elle était parée au combat. Et elle le mènerait à bien.
La démarche assurée et le port altier elle pénétra dans la salle du trône. Tant de monde… Avait-on poussé les murs ? Cette pensée la fit sourire, tellement incongrue. On n’entendait plus que les cliquetis de ses plaques, il lui semblait que le monde retenait son souffle. Sans doute que non. Malgré tout elle ne percevait plus que les battements de son cœur, lents, réguliers, inhabituels.
Arrivée aux pieds du trône elle défia de sa stature l’homme qui s’y trouvait. Son visage resta de marbre alors que celui en face se tordait de déplaisir. La défaite n’est jamais plaisante. Un coussin rehaussé d’or sur lequel trônait une couronne lui fut apporté. Il la souleva, du bout des doigts, comme si elle le brûlait.
Elle ne prit pas la peine de mettre un genoux à terre.
Une pression sur sa tête.
Et ces mots, enfin, pour sceller leurs destinées à tous. Pour toujours et à jamais.
Le Roi est mort ! Vive la Reine !