Les effluves de la réalité la dérangent dans son sommeil. A chaque nouveau réveil elle se fait la même réflexion. Elle ne s’était plus sentie si viscéralement fatiguée depuis des années. Le besoin de repos n’avait plus été si agressif depuis des années. Finalement c’est peut-être bien ça être daeva. Perdre la notion des choses parce qu’on en a simplement plus besoin. Peut-être aurait-elle fait comme Prudence. Peut-être aurait-elle arrêté de manger, de rire, de penser. Peut-être, qu’au bout d’un moment, elle se serait contentée de suivre sans plus se poser de questions. Elle comprend mieux à présent.
Et elle regrette.
Quelque chose ne va pas.
La pièce qui forme son univers depuis si longtemps n’est pas aussi lumineuse. Au travers de ses paupières closes elle perçoit le scintillement des rayons de la Tour. Ce n’est pas normal. Elle essaie d’entrouvrir les yeux mais son corps refuse, se cabre, ses yeux souffrent devant tant de clarté. Elle referme les yeux brutalement, accentuant encore un peu la douleur qui sourde dans son œil gauche. Mais elle ne peut pas attendre. Elle veut voir. Elle veut comprendre. L’ont-ils déplacée ? Où est-elle ? Ses narines s’ouvrent au maximum, elle hume l’air ambiant dans une très longue bouffée d’air. Tout son être se fige. Ce n’est plus l’odeur de sel qui lui grattait la peau. Ses mains tâtent le sol. C’est rugueux. Pas propre. Irrégulier. Certainement pas le marbre de sa cellule. La paupière de son œil droit se soulève avec précautions et tressautements. Peut-être fait-il jour ou nuit. Il fait forcément plus clair que dans l’abysse des quatre murs sans lumière d’où elle arrive. Alors elle n’arrive pas à définir une heure approximative.
Ses yeux finissent par s’ouvrir en grand, de légers gémissements remontent de sa gorge à mesure qu’elle découvre l’endroit où elle se trouve. Il y a une sorte de bâche au dessus d’elle et elle met plusieurs secondes à comprendre pourquoi elle ne sent pas la fine pluie qui tombe sur la Cité des Mensonges. Elle ne se souvient pas avoir déjà vu de la pluie à Pandemonium. Jamais. Pourtant elle est certaine d’y être. Elle est sûre de se trouver à l’aérodrome. Fébrile, incrédule elle essaie de se relever. Un pied, l’autre, un genoux, l’autre. Une poussée qui oscille et un bruit sourd qui se répercute. Etalée au sol. Elle n’arrive même pas à mettre un pied devant l’autre. Elle a faim, terriblement faim. Comme un trou béant qui lui dévore les entrailles, la consume et empêche son corps de fonctionner.
Alors qu’elle est dehors.
Elle s’agite, rampe, essaie de basculer sur le côté, de se relever. Mais ce qui lui reste de force ne fait que s’épuiser un peu plus alors qu’elle s’acharne. En vain. Elle sent les gouttes de pluie parcourir son corps. Elle sait qu’elle est en guenille. Elle sait qu’elle est pieds nus. Elle sait qu’elle a l’air de ce qu’elle était déjà il y a six ans maintenant. Sauf qu’elle sait aussi que l’endroit n’est pas approprié pour n’avoir l’air de rien d’acceptable. Un rire nerveux la secoue. Vaut mieux l’aérodrome que le Vanahal pense t-elle. Elle aime l’eau qui dégouline sur elle. C’est autre chose que la douleur. Autre chose que son corps qui se contracte, se révolte face à l’ether. Ses lèvres s’ouvrent d’abord timidement puis c’est finalement la bouche grande ouverte qu’elle absorbe avec frénésie l’eau qui tombe sur son visage. Elle sait que bientôt elle aura froid. Que rester là ne fera que l’accabler encore plus, après. Elle sait. Mais pour autant elle n’arrive toujours pas à bouger. Peut-être qu’elle va mourir là ? Finalement transie de froid, de faim, d’humanité.
Elle aimerait bien savoir quel jour on est. Savoir s’il est sorti de l’Observatoire. Il va la chercher. Peut-être qu’il la trouvera là. Ou peut-être pas. Peut-être est-il toujours enfermé. Après avoir tant souffert pour les ouvrir elle sent ses yeux se refermer. Son estomac se tord et émet un son violent. Tellement faim.
Qui dort dîne parait-il…